Un petit resto sympa – Raymond Delattre

Gâteau

     Rien ne prédestinait Laurent-Fabien Decock à la profession de maître queux. A dire vrai, il ambitionnait de devenir prof de latin et il a même débuté des études en philologie classique à l’U.L.B. Il s’y est lié d’amitié avec Cassius Lekeu, éminent helléniste et traducteur des œuvres complètes d’Apicius. Contrairement à son attente, l’Université ne ressemblait nullement à un temple de l’Humanisme et de la Libre-pensée : on y réingurgitait surtout des idées déjà reçues auparavant, parfois servies avec une sauce nouvelle. Alors il s’est mis à trop étudier pour lui-même la poésie lyrique du Bas-Empire le soir dans les bistrots…, trop pour qu’il puisse encore se consacrer valablement à ses études ! C’est pourquoi il est devenu chômeur. C’est alors qu’il a commencé à se passionner pour la fine cuisine. Ses amis flamands lui ont conseillé de prendre confiance en ses possibilités et de devenir un chef kok ! Il a passé sont temps à potasser tous les chefs-d’œuvre de la littérature gastronomique à la bibliothèque publique du Centre-Ville. Mais il a déserté l’école d’hôtellerie car, Dieu sait pourquoi, les profs prenaient avec lui un ton trop inquisitorial.

     La guigne semblait ne plus vouloir le lâcher et on le rêvait déjà clochard, quand, par un heureux coup du sort, il a hérité de son oncle d’Amérique ! Il a donc ouvert un petit resto à l’entrée d’une impasse très commerçante. Depuis, son tas de poubelles en encombre l’accès tous les lundi matin. Mais c’est entre un lavoir et un laboratoire dentaire quelques pas plus loin que le passage devient excessivement étroit. Comme enseigne, il a choisi « Le coq au vin », car lui seul sait le préparer de mille façons différentes : il improvise selon la physionomie du client. Mais son snack marche surtout grâce à un chow mein pékinois qu’on peut déguster devant un One Man Show du tonnerre !

     Comme un coq véritable, il possède la pleine maîtrise dans son petit domaine bien délimité, et il ne manque jamais de jactance ! Il sait aussi comment il faut parler aux poules. Mais son orgueil est loin de monter aussi haut que la crête du galliforme, car celui-ci ne s’abaisse jamais à préparer lui-même la nourriture, il veut qu’on la lui serve.

     Pendant qu’il termine sa cigarette, la fumée du four envahit toute la pièce. Par moments il ne voit plus rien distinctement autour de lui. Alors il songe qu’il est couché dans un hamac suspendu entre deux cocotiers quelque part à Tahiti : d’élégantes vahinés lui apportent aimablement son plat préféré de riz au curry et aux fruits exotiques. Il déguste tranquillement le contenu vivement coloré de son assiette en restant étendu. Mais il ne faut pas trop rêver : les rôtis vont être carbonisés s’il ne les retire pas promptement de leur cuisson !

     Depuis qu’il est restaurateur, lui-même mange moins qu’auparavant, car il est abondamment rassasié des émanations très parfumées et particulièrement grasses de ses préparations. Lui seul arrive à trouver une signification aux noms très énigmatiques de certains mets. C’est ainsi que pour le « haricot de mouton distingué », il ne se contente pas de déposer des morceaux de navets et des pruneaux dans la marmite : quand c’est déjà servi, il vient ajouter un grand haricot de Soissons cuit à part dans l’assiette de chaque convive. Il sait aussi s’y prendre pour mettre une bonne ambiance dans la salle. Il chante à ses clients une paraphrase concise de vers du grand poète latin : « La vie est trop courte, alors profitons pleinement de l’instant présent pour goûter le hors-d’œuvre de truffes du désert de Palmyre qui ont mijoté longuement dans un peu de vin de Pramnos ». Comme certains assidus de ses bonnes tables lui reprochent de proposer trop souvent des recettes au pinard, il s’efforce d’ajouter des ragoûts à la bière à la carte des menus. Puisqu’il aime la saucisse au fenouil, il a inventé une recette inédite de fenouils à la saucisse. Pour les plats de nouille asiatiques, il trouve original d’utiliser des pâtes italiennes aux œufs. Il n’est nullement cannibale mais il s’est spécialisé dans la confection du doigt de la fiancée. En automne, il propose volontiers une choucroute aux armillaires avec pour dessert une tourelle aux airelles entourée de craterelles. Ses farces sont toujours surprenantes. Il prétend que ses couques sont à la mode de Koekelberg. A ses bons habitués, il offre parfois gratuitement une boisson à base de lait de jument fermenté. Il a posé sa candidature pour devenir fournisseur de la Cour. A la Reine, il servirait des bouchées exquises. Pour le Roi, ce sera forcément le « coq au vin royal » !

     Il se montre très exigeant quant à la qualité des ingrédients de ses ratatouilles et il va choisir lui-même les légumes au marché matinal. En revenant il fait un crochet par la halle pour acheter la viande. C’est en y passant ses commandes qu’il a séduit une jeune bouchère pas mal coquette. Elle se nomme Marile Popina. Son prénom, d’origine grecque, signifie « Poussière de charbon ». Autrefois Laurent-Fabien adorait cuisiner seul, mais il lui fallait plusieurs assistants pour la vaisselle et le nettoyage. Elle est devenue son auxiliaire préférée et tout devient plus facile pour lui. Il est son grand coq fanfaron et elle est sa petite poyette admirative et fragile. Ils ont mis les bouchées doubles pour s’offrir un repas de noces sardanapalesque. Ils ont fait bonne chère et leur chair ne fut pas triste. A présent c’est elle, joyeuse vestale, qui veille à maintenir le feu sacré perpétuel dans les fourneaux. Mais il ne lui dira pas tout : le coquin préfère protéger jalousement les secrets du chef ! Elle lui fait parfois des cadeaux originaux : elle lui a présenté sur un plateau d’argent un beau bouquet de pommes rainette et de reine Claude. Il la choie aussi en retour, il lui a dédié une salade mixte de sa composition nommée « la belle et envoûtante jardinière Popina ».    

     Mais brusquement un Mac Donald est venu s’installer tout près, dans son quartier. Comment résister à une concurrence aussi déloyale ? Impossible n’est pas français et n’est pas wallo-picard non plus ! Il s’est mis à fabriquer lui aussi des hot dogs, des hamburgers et du fast food, mais bien diététiques, tout à fait naturels et très respectueux de l’environnement.

     Sa hantise, son cauchemar, c’est qu’on ne trouvera bientôt plus rien de naturel à manger et qu’on devra dès lors se contenter de bouffe chimique. Il faut cultiver son jardin, constatait déjà Voltaire. En effet les sols s’appauvrissent partout et de plus, les légumes et les fruits vont venir à manquer, la demande dépassant déjà l’offre. Au supermarché diététique de sa région, quand il demande où sont les denrées de saison, on lui répond qu’elles sont toutes de saison puisqu’il n’y a plus de saisons ! Heureusement l’agriculture n’a pas encore complètement disparu, la pèche en mer et en eau trouble non plus. Jusqu’à présent, peu de ses clients ont envie de se contenter de ses pizzas aux sauterelles et il s’en réjouit.

     Malheureusement de plus en plus de ses hôtes se plaignent. L’un d’eux a quitté sa table en prétendant souffrir d’un problème gastro-intestinal. De fait il a mal digéré la sauce aux clavaires parce qu’il en a trop pris. Un autre ne reviendra plus parce qu’il a trouvé une petite limace dans sa salade. La nourriture bio n’a pas que des partisans.

     Les affaires ne marchent plus très bien et Marile est devenue pas mal buveuse. Elle ne cesse de contempler avec envie les bonnes bouteilles qui servent à mouiller le fond de la casserole au cours de la cuisson ou à flamber : rhum, xérès, cognac, vin de riz, armagnac, riesling, bourgogne… Elle les remet souvent bien en place sur leur étagère. Tout en touillant dans les casseroles, elle picole quand il a le dos tourné… Elle devient en plus grignoteuse comme une tourterelle picoreuse et parfois péroreuse. Mais voilà qu’elle commence même à se lamenter ! Elle n’aimait pas les bougies trop minables et toutes les mêmes de son gâteau d’anniversaire ! Cà ne lui plaît pas qu’on mette des cheveux d’ange dans sa soupe aux vermicelles ! Elle admet volontiers que s’il n’est pas bon cuistot, il fait parfaitement bien le cuistre ! Plutôt que de continuer à s’occuper seule de la vaisselle, elle préfère prendre une cuite au cointreau, elle garde la bouteille bien en main. Subitement elle n’y va plus avec le dos de la cuillère ! Elle lui crie qu’elle a envie de lui jeter à la figure son potage d’ichtyophage, cette bouillabaisse de vieux maquereau !! Il sent de son côté qu’il ne parviendra plus à supporter longtemps ses becquetages et ses biberonnages qui épuisent la réserve ! Il ne veut plus entendre ses salades, çà l’énerve prodigieusement ! Il lui signale qu’il existe autre chose que manger et boire dans la vie ! Il ne la savait pas aussi soûlarde ! Puis il se moque d’elle en chantonnant des vers de mirliton et des rengaines d’opéra bouffe. De son côté, elle lui reproche encore de n’avoir rien fait pour l’en empêcher quand elle a dévoré une trop grande part de son gâteau d’anniversaire : il n’a pas réagi alors qu’elle aurait pu en mourir ! Il lui objecte que si elle se sent morte d’avoir ingurgité trop de pâtisserie délicieuse, c’est que l’excès nuit nécessairement et qu’elle devrait apprendre un peu à se modérer ! La mesure en toute chose ! Mais elle remet le couvert en lui signalant que dans ses osso bucco, il n’y a de bon que la mœlle et qu’il a le grand tort de les cuire à la poêle ! Elle préfère encore ses piètres carbonnades à la gueuze !

     C’en est assez, elle n’attend plus qu’il prépare le dessert, elle s’en va seule boire un verre n’importe où pour ne plus le voir ! Désormais il pourra faire cavalier seul comme autrefois parmi ses inventions culinaires et ses tâches ménagères !

                                                                                                               (16/5/2016)

Nombre de Vues:

6 vues
Raymond Delattre

Raymond Delattre (108)

Belge francophone. Je réalise un "Atlas universel des Peuples depuis 2000 avant notre ère jusqu'à l'an 2000". Je publie en 2016 le recueil de poèmes en prose "Bric-à-brac" chez Edilivre. En 2017 je choisis Atramenta pour mon livre ethno-historique principal : "Langues et origines des peuples de l'Europe antique". Un nouveau recueil de poèmes "Comme dans un conte" chez Atramenta et plusieurs E-books gratuits sur ce site (dont certains peuvent être téléchargés). Un nouveau livre (publié officiellement mais en numérique) : "Les peuples de culture sibérienne" sur les tribus autochtones du Grand Nord eurasiatique. En 2020, mes poèmes d'amour de toute une vie : "Chemin faisant avec ma Muse", sont édités par Le Lys Bleu. Mon oeuvre la plus récente "Les gardiens des forêts d'Amazonie" chez Librinova, présente toutes les tribus autochtones du Bassin de l'Amazone, leur culture et la diversité linguistique.

S'abonner
Me notifier pour :
guest

3 Commentaires
Commentaires en ligne
Voir tous les commentaires
Plume de Poète
Administrateur
24 août 2016 6 h 57 min

Bonjour Raymond,
Effectivement un petit souci de publication suite à un croisement de votre texte que vous avez publié 2 fois ce qui a provoqué un bogue sur le serveur de la base de données.
Toutefois, après vérification votre texte est bien présent avec sa photo depuis le site et sur votre liste auteur et il a bien été diffusé sur les réseaux communautaires.
Apparemment le problème est réglé car le service des publications fonctionnent correctement pour l’ensemble des auteurs et membres.
Je reste à votre écoute si besoin.
Merci de votre compréhension et bonne continuation.
Bien à vous,
Alain