UN NEVEU D’AMERIQUE de Jules Verne – Christine Lacroix

Une pièce de Jules Verne tombée dans le domaine public et nouvellement éditée chez Lulu.com

La pièce de théâtre : UN NEVEU D’AMERIQUE OU LES DEUX FRONTIGNAC (ou encore LE BON MOTIF) a été écrit par Jules Verne en 1861 en collaboration avec CHARLES WALLUT dit CHARLES RAYMOND.

Cette comédie en trois actes fut représentée pour la première fois au Théâtre de Cluny le 17 Avril 1873.

Personnages :

STANISLAS DE FRONTIGNAC, 40 ans

SAVINIEN DE FRONTIGNAC, son neveu, 25 ans

ROQUAMOR, 45 ans

MARCANDIER, 50 ans

IMBERT, médecin

CARBONNEL, ami de Stanislas Frontignac

DOMINIQUE, domestique de Stanislas Frontignac

ANTONIA, femme de Roquamor

ÉVELINA, femme de Marcandier

MADELEINE, nièce de Carbonnel

ACTE PREMIER

Chez Roquamor. Petit salon.

SCÈNE I :

MARCANDIER, IMBERT, INVITÉS, ROQUAMOR.

(Tableau animé d’un bal bourgeois ; les portes du fond sont encombrées d’invités s’écrasant et se bousculant ; ils tournent le dos au public et regardent dans le salon de danse. On entend l’orchestre.)

PREMIER INVITÉ.

Quelle cohue !

DEUXIÈME INVITÉ.

On a été déjà forcé de casser les carreaux des fenêtres.

PREMIER INVITÉ.

Et pas d’autres rafraîchissements !

DEUXIÈME INVITÉ.

Connaissez-vous Monsieur Roquamor, le maître de la maison ?

PREMIER INVITÉ.

Non ! J’ai été amené par un ami.

DEUXIÈME INVITÉ.

Moi aussi. Tout ce que je sais, c’est que sa femme est une blonde foudroyante.

PREMIER INVITÉ.

Pas mal, mais elle manque d’ampleur, moi j’aime les femmes qui ont de l’ampleur. Oh ! Voyez donc dans quel état on a mis mon chapeau.

MARCANDIER.

(Entrant avec Imbert et entendant ces derniers mots.)

Règle générale : quand vous allez au bal, emportez un chapeau vieux.

IMBERT.

(Regardant le chapeau neuf de Marcandier.)

Il parait que la règle souffre parfois des exceptions.

MARCANDIER (un peu embarrassé.)

Hein ! Ah oui, je vais vous dire. Je n’ai pu mettre la main sur le mien.

IMBERT.

Ah ! Il est heureux pour nous d’avoir trouvé ce petit salon ; ici du moins on respire.

MARCANDIER.

Le fait est que si quelqu’un pouvait jeter un froid.

IMBERT.

Singulière idée que M. Roquamor a eue de donner un bal. Depuis trois ans qu’il a quitté Paris, personne ne le connaît.

MARCANDIER.

J’imagine que l’idée est venue à la femme plutôt qu’au mari.

(Ils s’asseyent.)

IMBERT (apercevant Roquamor.)

Chut ! Le voici.

MARCANDIER (très haut.)

Charmante fête ! Charmante fête!

ROQUAMOR (entrant de droite et les saluant.)

Docteur. Monsieur Marcandier.

IMBERT.

Vous avez entendu le mal que nous disions de votre soirée ?

ROQUAMOR.

Oui, c’est assez réussi. Seulement ce qui me contrarie, c’est que, sauf vous, je ne connais âme qui vive à mon bal.

MARCANDIER.

Que voulez-vous ? Voilà six mois que vous êtes à Marseille pour votre grande affaire de terrains. À votre retour, madame Roquamor a l’heureuse idée de donner un bal pour vous faite renouer connaissance avec le monde parisien. Rien de plus simple.

IMBERT.

Vous devez être enchanté de voir madame Roquamor admirée, adulée, entourée.

MARCANDIER (bas.)

Taisez-vous donc ! Il est jaloux comme un tigre !

ROQUAMOR.

Parlons-en de ma femme et de cette foule de petits drôles qui sautillent, voltigent et glapissent autour d’elle. Tenez, en ce moment elle polke avec une espèce de fat que je ne connais pas et qui lui fait des mines. Mon Dieu que cette polka est longue. Non, permettez !

(Il remonte et essaye de se frayer un passage vers la porte du fond.)

PREMIER INVITÉ, à Roquamor.

Ne poussez donc pas, monsieur.

DEUXIÈME INVITÉ.

Vous n’espérez pas nous passer au travers du corps ?

ROQUAMOR.

C’est que, j’aurais désiré.

PREMIER INVITÉ.

Après la polka, monsieur.

ROQUAMOR.

Mille pardons, j’attendrai. (Redescendant la scène.) Décidément, là, c’est fort ennuyeux de ne pas être connu.

MARCANDIER.

Eh bien! Vous n’entrez pas ?

ROQUAMOR.

À moins d’envoyer chercher quatre hommes et un caporal.

PREMIER INVITÉ, au second.

Ah ! Voici Madame Roquamor. Quelles épaules ! Quelle taille !

DEUXIÈME INVITÉ.

Pas assez d’ampleur.

PREMIER INVITÉ.

C’est égal ! Elle me dirait quelque chose, cette femme.

ROQUAMOR.

Ah mais !

MARCANDIER, (le retenant.)

Du calme ! Du calme ! Mon cher monsieur !

ROQUAMOR.

Si vous croyez que c’est agréable. Je donne une fête, je me ruine en bougies, en punch, en glaces et en instruments à vent, et personne ne me salue, personne ne fait attention à moi. Bien plus, on me rudoie, on m’injurie, on me bouscule. Ah ! Si l’on m’y reprend. J’étouffe.

(Entre un domestique avec un plateau chargé de glaces.)

Ah! Des rafraîchissements.

LE DOMESTIQUE.

Pardon, monsieur, les dames d’abord.

(Les invités se précipitent sur le plateau, qui est dévalisé en un instant.)

Messieurs, messieurs.

ROQUAMOR.

Oh !

MARCANDIER (savourant tranquillement une glace.)

Excellente !

OQUAMOR.

Je n’ai encore pu attraper qu’un verre d’orgeat sur mon habit.

PREMIER INVITÉ.

Comme c’est ordonné. Quel gâchis !

DEUXIÈME INVITÉ (buvant un verre de punch.)

Allez pour ce que ça vaut ! Sapristi ! Qu’est-ce qu’on a donc mis là-dedans ?

ROQUAMOR, furieux.

Monsieur !

MARCANDIER (l’arrêtant et le prenant par le bras.)

Du calme que diable. Vous donnez un bal, ça vous ennuie ! Très bien, mais croyez-vous que ça m’amuse moi ? Il faut être philosophe, mon cher monsieur; vous aurez dépensé quelques billets de cent francs, on vous aura bousculé, insulté, vilipendé, on aura fait la cour à votre femme; quant à nous, nous aurons passé la nuit à bâiller ou à perdre notre argent à la bouillotte. Eh ! Pardieu, pourquoi nous plaindre? Il vous était aussi facile de ne pas nous inviter qu’à nous de ne pas répondre à votre invitation.

ROQUAMOR.

Serviteur ! Mais si l’on m’y reprend.

(Il remonte.)

PREMIER INVITÉ.

Ah ! Monsieur, c’est encore vous ? D’honneur, on ne sait plus qui on reçoit.

DEUXIÈME INVITÉ.

C’est indécent !

ROQUAMOR.

Dire que je suis obligé de passer par les corridors pour rentrer chez moi.

(Il sort par une petite porte.)

PREMIER INVITÉ.

Il ne se gêne pas, ce monsieur.

DEUXIÈME INVITÉ.

C’est quelque domestique d’occasion.

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