Sarah Laderway Essadiq Benarreg

 

                              Chapitre 1

 

     Assise sur le canapé du salon, Sarah Laderway regardait à la télévision un reporter qui commentait l’actualité avec un débit rapide. Bâillant à se décrocher la mâchoire, elle éteignit la télé. Elle s’apprêtait pour sortir, s’étirant, bâillant de plus belle. C’était l’heure d’aller amener sa fille de Helman Elementary School, non loin de là. Pieds nus, elle monta les marches menant à sa chambre où elle ôta son short et son tee-shirt et mit un chemisier avec son jean et ses espadrilles. Puis, elle descendit, prit la clé et sortit. Elle partit en vélo.

     Le trajet lui était plaisant où se mêlaient le plaisir et le gain, qu’il soit sanitaire ou l’argent de poche. C’est peut-être même mieux qu’un véhicule automobile. Pour elle, rien de tel que le cyclisme pour mener une vie saine et économe. Ainsi, elle profitait de ce va-et-vient quotidien ( excepté les jours fériés, les vacances de printemps et d’été ) pour mêler le plaisant à l’utile. C’était également pour elle l’occasion de se délecter le long de l’itinéraire d’une miette des beautés de cette ville d’Ashland du comté de Jackson, située dans le sud de l’État de l’Oregon des États-Unis, où l’on lui avait donné le jour, avec ses habitants ” les Ashlanders ” qu’on prenait pour ” slingers “, terme désignant ceux qui critiquent le gouvernement en usant contre lui de satire.

     Lorsqu’elle était enfant, elle avait eu pas mal de puérilités, bien entendu en tout propres à l’enfant. Et si, par surcroît, son enfance avait connu des bagatelles auxquelles elle avait perdu son temps, peut-être dues à une certaine maladresse de la part de ses parents eux-mêmes en matière d’éducation, du moins le mettait-elle à profit pour épargner de telles choses à sa fille. Que veux-tu, c’est la vie ! C’est de ces fautes d’autrui qu’on tire telle ou telle leçon.

     Sarah avait été à la même école que sa fille, dont elle gardait des souvenirs et même des photos, les unes la montraient avec certains de ses copains et/ou de ses copines de classe, les autres avec tous, y compris sa maîtresse ou son maître d’école. Elle avait déjà fait voir les photos à sa fille, mais vu la curiosité qui animait celle-ci, elle les lui remontrait chaque fois qu’on le lui demandait. En effet, la fille voulait savoir encore plus de détails sur ces personnes de telle ou telle photo, surtout ces gosses de son âge. À la différence de ses parents, Sarah savait tenir le rôle de la mère qui s’efforçait de dresser son enfant tout en l’amenant, par quelque procédé, à finir par se persuader qu’elle ferait bien de pousser cette curiosité bien entendu de sa part jusqu’au désir d’apprendre plutôt que de vouloir uniquement s’arrêter aux broutilles.

     La voilà arrivée, en avance de deux et quelques minutes. Tandis qu’elle attendait la sortie de sa fille de l’école, son visage moite rougissait très légèrement au soleil de ce début du mois d’octobre en prenant une teinte à peine rougeâtre, lui donnant ainsi l’aspect de la palette de Renoir. Elle jeta son regard sur la façade de l’établissement qui lui semblait à peine rénové depuis sa toute première année étant kindergartener il y avait une trentaine d’années. L’école avait pourtant une si bonne réputation, grâce aux efforts remarquables de son corps éducatif qui veillait à être à la hauteur de la responsabilité.

     Il était treize heures et demie quand la porte s’ouvrit, et que, tel un troupeau effaré quand on le rend libre tout à coup, les plus âgés des élèves se mirent à courir çà et là tout en embêtant les uns les autres à titre badin, certains déjà en bicyclettes pour s’enfuir. Eux autres, bien entendu, chacun en compagnie de sa mère ou de son père, surtout les kindergarteners. Depuis l’entrée, une fillette brune causait avec une blonde, apparemment sa copine de classe favorite. Une fois à la sortie, la brune lui fit au revoir de la main et se dirigea vers Sarah en courant, l’air gai. Celle-ci la serra des deux bras en l’embrassant affectueusement. Puis, après l’avoir aidée à s’asseoir à l’arrière, elle repartit.

     C’était sa fille. Elle s’appelait Christine, sa petite princesse dorée ainsi qu’elle l’appelait. Fille unique âgée de dix ans, Christine n’était pas d’une éclatante beauté à en faire parade, mais les cheveux longs et lisses et le teint brun clair de son visage ovale aux yeux noisette l’embellissaient bien. Sarah, elle, non plus. L’éclat vif de la blancheur du teint de son visage rond seul lui procurait un peu plus une certaine grâce. Si l’on l’emmenait au salon de coiffure, elle deviendrait certainement autre chose. À vrai dire, elle ne se fardait guère : un ruban à retenir ses cheveux, et puis c’était tout. Elle incarnait donc l’image des femmes américaines type ” so busy “.

     En effet, à part sa fille c’est d’une quinquagénaire qu’elle se préoccupait le plus. Il s’agissait de sa mère, dite Madame Laderway, hospitalisée en urgence à Asante Ashland Community Hospital, après avoir diagnostiqué sa maladie du syndrome de Guillain-Barré il y avait environ un mois. Elle était maintenant en réanimation, après avoir connu les premiers symptômes tels que des picotements, une sensation de vibrations au niveau des pieds et des mains,… et surtout une paralysie de sa jambe droite remontant jusqu’à atteindre sa tête. Elle avait tellement absorbé l’esprit de sa fille.

     Sur le chemin du retour, juste à une trentaine de mètres de la maison, il y avait une pente à monter, assez forte. Avec cette dernière et le poids de Christine, c’était bon en guise de consolation. Je me délasse l’esprit à mesure que je me donne beaucoup de peine pour monter. À peine était-elle arrivée que sa petite princesse dorée, assise à l’arrière, se mit à ricaner. Elle s’égayait à la voir peiner de la sorte ! Elle était encore enfant, donc, on ne pouvait pas l’en blâmer. Ah bon ! Maintenant qu’il ne lui restait que quelques pas, Sarah descendit du vélo et continua à pied. Mine réjouie, Christine frappait la roue des pieds, faisant ainsi la cavalière et sa monture. Le visage tellement moite et rougeâtre, la mère avait l’air maussade malgré elle, mais pourtant contente de voir sa fille toute gaie, rayonnante de joie et de vie.

 

                             Chapitre 2

 

     Voilà le domicile, rue Helman. À le voir de l’extérieur, ainsi que ceux du voisinage, au milieu des dizaines d’arbres plantés sur une vaste étendue de gazon, on se dirait dans les champs évoquant la vie champêtre. Mais les apparences étaient souvent trompeuses. L’intérieur n’avait rien à voir : il était meublé en moderne. C’était l’ère de la modernisation par excellence. Pour accéder à la maison où vivaient Sarah et Christine, on monta quatre ou cinq marches en guise de seuil et c’est de l’un des côtés de ce dernier qu’on mit le vélo avec son antivol.

      Une fois dedans, il y avait le salon. Bien que beaucoup moins spacieux, il était doux : tout près de la porte d’entrée flanquée de deux fenêtres aux rideaux de cretonne et à côté d’un lampadaire en acier laqué blanc et pied en chêne, se plaçait un canapé recouvert de velours de rayonne et garni de deux coussins à housse de velours côtelé en face d’une télé plaquée contre le mur; un lustre à cinq lampes, dont deux seules pourraient être allumées, juste au-dessus d’une table ronde à quatre chaises en bois laqué rouge qui touchaient presque des étagères de sapin soutenant quelques livres; une moelleuse moquette grise assortie aux lambris en marbre blanc ornés d’un portrait photographique, mis dans un cadre et rehaussé de couleurs d’aquarelle, juste au-dessus de la télé.

     La demeure était une propriété par voie de succession. En effet, le portrait montrait la mère du bisaïeul de Sarah. C’était la figure de l’un des membres éminents de l’organisation internationale des assemblées de Rebekah, aussi connue sous le nom de Rebekahs, dont Abel Ghoftry Helman, le premier pionnier d’Ashland. Un titre qui avait donné accès à de nombreux privilèges par la suite, entre autres, une habitation et de belles sommes pour la belle lignée de “la fille de Rebekah”.

     Des honneurs d’un goût douteux, puisque l’arrière-petit-fils dilapidait les toutes dernières sommes, dont il avait usurpé quelques-unes appartenant à sa soeur aînée, si bien que sa petite famille n’en jouissait que peu, violant ainsi l’un des principes sublimes pour lesquels était fondée The Daughters of Rebekah : l’amour et la charité. Insensé, il se livrait encore à ses prodigalités.

     Il s’agissait de l’époux de Madame Laderway, Jack Laderway. On ne savait pas exactement où il gaspillait l’argent. Il rentrait à une heure trop avancée de la nuit en l’entendant chahuter quelque meuble, voilà tout. Et cela, presque toujours. Dire qu’il était un habitué de tel ou tel lieu où l’on consommait sans discernement ! Son épouse l’avait longtemps supporté avant de finir par attraper ce beau Guillain-Barré qui lui permettrait au moins de prendre congé un certain temps de ce vil mari. Et tel elle avait laissé ce dernier, tel on le retouva; elle le savait, bien entendu, selon sa fille : Jack semblait prétendre ne pas changer. La vie, qu’il menait, était toujours la même. Et pour changer, il rentrait encore vers trois heures du matin, allumait la télé et restait devant elle jusqu’à ce qu’il s’abandonne à un sommeil de plomb auquel ne l’arrachaient que les rayons du soleil de la fin de matinée. Puis il sortait et ne rentrait qu’à une heure indue. Sa petite-fille ne l’avait pas encore vu, sinon elle se fût trouvée face à face avec lui. Elle allait à l’école à la semaine qu’il continuait encore ses ronflements. Qui dit froid grand-père dit infâme aïeul.

 

                            Chapitre 3

 

     Sarah et Christine entrèrent dans la maison en refermant la porte. Celle-ci monta en courant à la chambre de sa mère, qu’elle partageait; celle-là se dirigea vers la salle de bains  ( qui leur servait aussi de cabinet de toilette ) contiguë au salon.

     Une fois dans la chambre, la petite princesse dorée, se débarrassant de son cartable, se jeta sur son petit lit tarabiscoté en Graziela patterns et se mit à faire des gambades si bien que les ressorts grincèrent sous ses pieds. Dire que telle ou telle substance stimulante entrait dans les mets du déjeuner qu’on lui servit à l’école !

     En effet, un poster Cirque et une affiche Alphabet portaient aussi la marque Graziela. Depuis les années 70, cette dernière n’avait pas cessé d’inspirer les enfants et les parents. Sur le poster, par exemple, la petite fille espiègle à cheval, entre autres, que Christine faisait quand elle était à vélo derrière sa mère.

     La chambre était en pagaïe. Des vêtements et des sous-vêtements étant jetés çà et là, avec les cahiers et les manuels. Il y avait même encore le short et le tee-shirt qui traînaient sur le lit de Sarah qui les avait ôtés en s’apprêtant pour sortir et aller amener sa fille de l’école. L’armoire était presque vide.

     Voilà la mère qui entra dans la pièce, une serviette sur la tête. Elle s’allongea sur son lit en jetant la serviette, oubliant sa fille. Cessant ses gambades, celle-ci quitta son lit et alla s’allonger à son tour à côté d’elle. Puis, les yeux rivés sur le lustre à lames :

     – Maman ?

     – Oui ?

     – Quand ma grand-mère sera-t-elle guérie ?

     – Je ne sais pas. Dieu fasse qu’elle le soit bientôt, chérie.

     – C’est le mercredi, tu sais, et ça fait plus de dix jours qu’on ne lui a pas rendu visite, toi et moi. Mon grand-père, lui, non plus depuis son hospitalisation.

     En entendant cela, Sarah tourna les yeux vers l’armoire à deux battants comme des bras ouverts et se demanda si elle se souvenait de la dernière fois que son père la recevait les bras ouverts. Jamais de la vie ! Cela lui donnait envie de rendre tripes et boyaux. Il y avait même un maillot rose pâle sous les crochets, telle une langue pendante dans une bouche ouverte à dents branlant et gâtées, dignes d’un père odieux.

     S’apercevant qu’il était temps de remettre la chambre en ordre après le désordre coutumier, la mère se dressa sur son séant et, tapotant la cuisse de sa fille :

     – Lève-toi ! On a bel et bien à tout remettre en place.

     Puis elle sortit du lit et Christine s’exécuta.

Elles entreprirent alors d’amasser l’ensemble de leurs habits pour les voir un par un avant de les ranger dans l’armoire.

     – Cette culotte ? Tu l’as ôtée hier soir, n’est-ce pas ? s’enquit la mère.

     La fille hocha la tête.

     – Et maintenant, tu en portes une autre ?

     Cette fois, il y eut un secouement de tête.

     – Moi non plus. Pas même un soutien-gorge pour ce qu’il fait beau aujourd’hui.

     Christine poussa un petit rire spontané. Puis, toutes deux éclatèrent de rire.

     – On ne sait plus distinguer nos affaires propres de celles qui ne le sont pas, dit Sarah en flairant les tissus l’un après l’autre, toujours rieuse.

     Soudain, elle se mit à pleurer.

     – Maman, arrête ! non, mais ! ça te prend souvent !  protesta Christine. Te voir pleurer me contrarie.

     Sarah essuya ses larmes avec le pan de son chemisier puis, poussée par son instinct maternel, rassura sa fille :

     – Un moment de détresse, voilà tout.

     Et esquissant un sourire réconfortant :

     – Ce qu’il nous faut maintenant, vois-tu, c’est de tâcher de dégager le linge de cet amas de pièces en nous servant de notre odorat.

     Après avoir passé un bon moment à renifler leurs effets, la petite princesse dorée, tout en se grattant et en pressant ses narines comme si le nez était atteint par quelque inflammation, dit d’une voix entrecoupée :

     – Il se trouve que ma culotte est la seule pièce à mettre à la lessive.

     – Ah, bon ? Alors, il me semble qu’on n’a pas à laver ni à essorer ni même à faire sécher. Et il ne nous reste plus qu’à nous occuper à ranger tout ça. Toi, tu t’occupes de tes affaires. Ces manuels, ces cahiers, ces feuilles, tout doit être dans le carton. Moi, de nos effets.

     À peine le devoir accompli, Christine, se rappelant que leur série d’animation favorite avait déjà commencé, cria :

     – Maman !

     Le ton fut si aigu que la mère en eut un sursaut.

     – Quoi ? répondit-elle d’une voix qui témoignait combien elle était terrassée.

     – Le monde incroyable de Gumball !

     Là-dessus, elles descendirent au salon en courant, laissant la chambre presque dans son état initial.

     Sarah alluma la télé et prit place à côté de sa fille, déjà sur le canapé.

 

     “Le monde incroyable de Gumball”; quel joli titre !

     Voilà Gumball, Darwin et Sarah G.Lato,

     Élèves au collège d’Elmore aux pupitres;

     L’aventure ? – Bientôt.

 

     Hé ! Hé ! Aussi étonnant que cela paraisse,

     Sarah Laderway avait bien tout de Sarah

     Au citron, qui avait bien pas mal de faiblesses

     À en baisser les bras.

 

     Sarah G.Lato aimait Darwin et Gumball;

     Hélas ! cet amour pur n’était pas réciproque!

     “Cela va sans dire” dit-elle, plutôt humble,

     D’une voix assez rauque.

 

     Lato était morte à l’âge de vingt-six ans;

     Et Sarah Laderway ?

     Moralement, depuis l’âge de vingt-six ans;

     Oh ! nothing to say.

 

     Tous, Darwin rouge, Lato jaune et Gumball bleu,

     Mélangés, donnaient la carnation de celui

     Qui avait tant brisé le coeur de Sarah “Dieu

     Seul, dit-elle, m’appuie”.

 

     Sarah et Christine regardaient la télé;

     Voilà arriver une Toyota Tundra,

     Joliment blanche comme une licorne ailée,

     Qu’avait un si ingrat.

 

     Christine tira les rideaux et, des yeux ronds,

     Vit son grand-père qu’elle connut bien de vue;

     “Voilà mon aïeul” dit-elle et Sarah dit d’un ton

     Sec “plus tôt que prévu”.

 

     Jack entra chez lui en faisant le bon grand-père;

     Dire qu’il approchait bien de la soixantaine !

     Mauvais âge pour Louis le Grand qui n’aimait guère

     Le poète : La Fontaine.

 

     Jack était un Blanc, tout petit, aux cheveux noirs

     En bataille, au visage en lame de couteau,

     Aux yeux perçants, aux tempes grises de savoir,

     Évoquant Jean Cocteau.

 

     Sa petite-fille l’avait cru aussi tendre;

     Quelle affection ! Sans embrassement ni baisers;

     Il lui tapota seulement la joue sans prendre

     La peine de baiser.

 

     Oui, on qualifiait Jack d’armoire, mais d’armoire

     À biens usurpés;

     Le regard perçant sur un portefeuille noir

     Mis sur le canapé :

 

     “Avez-vous jamais touché à mon portefeuille?”

     “Non” répondit Sarah;

     “Très bien” dit-il en s’emparant du portefeuille

     Et sortit comme un rat.

 

                           Chapitre 4

 

     La télé éteinte, Sarah et Christine quittèrent le salon. Celle-ci regagna la chambre, celle-là se dirigea vers la cuisine de laquelle elle ressortit avec deux assiettes contenant, chacune, une banane et une tranche de pain croustillante au fromage ainsi que des cacahuètes grillées. C’étaient tous des aliments riches en tryptophane. Ce dernier, un des spectacles les plus beaux, n’est autre qu’un groupe de parachutistes surdoués qui, serrant les mains les uns aux autres, change de forme en Amérique centrale, au large du Belize, juste au-dessus du Grand Trou Bleu, auquel on succombe enfin, sentant ses yeux se fermer, sous l’action remarquable de ces parachutistes.

     La mère entra dans la pièce, apportant les deux assiettes, elles aussi en Graziela patterns.

     La petite princesse dorée était assise sur le lit de Sarah, les jambes croisées.

     – Ça sent bon, dit-elle une fois son assiette posée sous ses yeux.

     La mère prit place en face de sa fille en croisant les jambes.

     – Oui, c’est bon, dit-elle ( une bouchée de pain, qu’elle avait mise dans la bouche avant de s’asseoir, craquait sous la dent ).

     – Regarde ! fit Christine en montrant une cacahuète prise entre le pouce et l’index. C’est comme Penny Fitzgerald, la cacahuète du monde incroyable de Gumball, n’est-ce pas ?

     – Tout à fait, adhéra Sarah.

     Elle est aussi pom-pom girl et Gumball n’a d’yeux que pour elle, se dit-elle.

     La bouche pleine de deux ou trois autres cacahuètes, Christine quitta le lit puis elle reprit sa place avec un stylo Bic bleu et un cahier.

     – Peux-tu m’aider à faire un devoir ? demanda-t-elle. Il s’agit d’un exercice de mathématiques.

     Elle ouvrit le cahier en le feuilletant nerveusement.

     – Je trouve de la difficulté, se plaignit-elle à sa mère, à assimiler le math. En classe, j’ai du mal à comprendre ce que ma maîtresse explique,…et puis sa façon d’enseigner ne me sourit guère.

     Sarah eut un sourire moqueur.

     – Fais-moi voir ton exercice, fit-elle.

     La petite princesse dorée lui tendit le cahier ouvert.

     – Ceci et cela, dit-elle en indiquant du doigt deux pages.

     Sarah jeta un coup d’oeil sur ces deux dernières puis, d’une main douce, elle amena sa fille à ses côtés.

     – Ne t’en fais pas, dit-elle en la carressant affectueusement dans le bras, la serrant contre elle. Moi aussi, j’étais comme toi. J’ai eu de la difficulté à comprendre les cours du math, mais j’ai réussi à la surmonter par la suite, en me donnant beaucoup de peine.

     Ces derniers mots éveillèrent chez la fille le sentiment clair et lucide du calvaire de sa mère lorsque celle-ci était élève à l’école primaire de Helman.

     Ma mère, à mes yeux, un modèle de lutte et de patience.

     L’exercice était en fait sur la soustraction. On demandait à effectuer la soustraction posée des nombres entiers et décimaux.

     La mère prit le stylo et, esquissant un sourire:

     – Je te demande maintenant de prêter attention. Je vais juste t’expliquer ce qu’est la soustraction avec un petit exemple, mais ensuite c’est toi qui vas essayer de faire l’exercice tout en te forçant les méninges.

     – D’accord, fit Christine, un peu gênée.

     Après les quelques minutes qui suivirent l’explication, Sarah se montrait beaucoup plus indulgente que sévère pour sa fille. On faisait l’exercice au fur et à mesure qu’elles mangeaient. Après plus d’une bonne heure, Christine, fatiguée, bâilla de sommeil en disant :

     – Je crois devoir m’arrêter là.

     – Mais on n’a pas encore fini l’exercice. On a à peine terminé une demi page.

     – Oui, je sais. Ce n’est pas grave. Je vais dire à ma maîtresse que j’ai eu une migraine si intense que je n’ai pu faire tout l’exercice.

     – D’accord, fit la mère.

     Elle ramassa les deux assiettes, presque vides, comme si l’on les avait léchées. Sa fille l’accompagna dans la cuisine pour l’aider à faire la vaisselle. Une fois cette dernière finie, elles regagnèrent la chambre où elles s’apprêtaient pour dormir en ôtant leurs vêtements. Elles mirent une chemise de nuit de même couleur. Pourtant, avant de se coucher, la mère lisait à sa fille ” Rapunzel’s revenge  ” de Shannon Hale, depuis la deuxième semaine de la rentrée scolaire. Christine avait emprunté le livre chez la librairie de l’école. On lui lisait seulement une page par nuit.

     Sarah se souvint très bien de la nuit où elle avait commencé la lecture du premier chapitre de ce roman graphique à sa fille dont les regards se fixaient sur elle, en l’entendant dire la phrase suivante : …or the woman she thought was her mother.

     Épargne-moi ces regards. Je suis ta mère biologique. Tu es la plus belle chose qui me soit jamais arrivée.

     Et pour faire donner à l’enfant une de ces leçons des plus instructives à domicile, il faudrait lui lire ” Calamity Jack ” du même auteur. Bien que physiquement différents l’un de l’autre, Jack du récit et Jack Laderway avaient tous deux un vice commun : swindle. Fallait-il un vrai Blunderboar pour que, finalement, Jack Laderway soit généreux, charitable et honnête ? Mais, vu le caractère indomptable de ce dernier, peut-être ne cherchait-on qu’à se faire des illusions.

     La lumière éteinte, Sarah et Christine dormaient. À la différence de la majorité des Américains, elles ne se douchaient qu’une fois par semaine puisque, scientifiquement prouvé, prendre une douche quotidienne nuit au corps.

     Après sept heures de sommeil, la porte de la maison s’ouvrit. Un meuble qu’on avait chahuté réveilla Sarah. Allons bon ! voilà que ça recommence ! C’était sans doute le lampadaire. Elle sortit du lit. Dans le noir, sans allumer la lumière afin de ne pas déranger le sommeil tranquille de sa petite princesse dorée, elle quitta la chambre et descendit les marches. Depuis le palier, elle remarqua que le lampadaire et la télé étaient allumés. C’était lui, son père. Curieuse, elle descendit les marches, feignant d’avoir besoin d’aller aux toilettes, pour voir de plus près ce que son père regardait sur la télé. Les Simpson !

 

     Les Simpson ; oh ! quelle famille américaine !

     Voilà Homer, Marge, Maggie, Lisa et Bart;

     Tous formaient bien une famille américaine

     Typique et si bizarre.

 

     Homer, responsable de la sécurité

     À la centrale nucléaire de Springfield, poste

     En contradiction avec sa légèreté.

     Une idée si idiote.

 

     Sa femme, Marge, stéréotype de la mère

     Au foyer; épouse fleur bleue mais attachante

     “Bart, Lisa et Maggie, dit-il, qui me sont chers,

     Sont mes enfants qu’on chante”.

 

     Bart était un fauteur de troubles de dix ans;

     Maggie, un bébé qui, suçant une tétine,

     Ne parlait pas et Lisa, surdouée, de huit ans,

     Évoquait Lamartine.

 

     Hé ! Hé ! Aussi étonnant que cela paraisse,

     Homer était un idiot à cause d’un crayon

     Dans le cerveau depuis l’enfance “Ça me blesse

     La foi” dit un croyant.

 

     Oui, Homer était aussi obèse que Jack

     Qui aimait boire aussi des bières, mais pas

     Devant la télé, par crainte d’une remarque

     Qu’il ne souhaitait pas.

 

     Hélas ! le lampadaire allumé dans le noir !

     Voilà Jack Laderway qui venait de s’asseoir,

     Regardant la télé, carrure impressionnante.

     Dire qu’il était comme une armoire luisante !

     Sous son poids, il s’affaissa sur le canapé;

     Devenu si ventru, grâce aux biens usurpés.

     Un coup juste serait un jour sur les battants,

     Le châtiant pour ce qu’on le détestait tant.

 

                              Chapitre 5

 

     Il était sept heures et quart du matin quand Sarah s’éveilla en entendant la sonnerie de son téléphone portable. Une sonnerie douce et caressante. Elle sortit de son lit et alla réveiller sa fille. Elle se pencha et lui murmura à l’oreille:

     – Ma petite princesse dorée, réveille-toi ! C’est l’heure d’aller à l’école.

     Christine ouvrit les yeux en s’étirant. Puis, faisant des grimaces en signe de mauvaise humeur :

     – Mais maman, il est trop tôt pour me réveiller.

     – Il est sept heures et un bon quart. Tu as l’école dans une heure, temps de te laver la figure et de te changer. Allez !

     La mère la prit dans ses bras et sortit de la chambre. Puis, elle descendit les marches, la fille bâillant de sommeil. La mère entra dans la salle de bains. Puis, mettant la fille debout, elle entreprit de lui éclabousser le visage d’eau du lavabo, tout en lui inclinant la tête vers la cuvette. Au bout de quelques instants, la petite princesse dorée se sentait complètement éveillée. Elle sortit de la salle de bains, laissant sa mère dedans. Elle monta les marches en courant et entra dans la chambre où elle ôta la chemise de nuit et mit un jean, un tee-shirt et des espadrilles comme sa mère. Puis, remettant ses affaires dans son cartable, elle sortit de la chambre. Elle redescendit les marches en courant, le cartable sur son dos. Elle attendait la sortie de sa mère de la salle de bains. En effet, Sarah restait souvent dans le cabinet de toilette assez de minutes pour vider sa vessie, peut-être que cela indiquait qu’elle était atteinte du diabète ou bien qu’elle avait un problème au niveau de la vessie. Elle souffrait parfois d’un besoin d’aller à la selle, avec des douleurs accompagnant la diarrhée. S’agissait-il d’une de ces maladies inflammatoires du côlon ? Elle n’avait pas encore consulté un médecin.

     Elle sortit de la salle de bains. Elle avait l’air un peu embarrassée ce matin. Sa fille, debout, voulait qu’on la peigne. La mère, un peigne à la main, se mit à peigner ses cheveux lisses.

     – Maman ?

     – Oui ?

     – Tu as eu l’air fatiguée, le visage pâle en sortant de la salle de bains.

     – Ne t’inquiète pas, c’est juste un léger malaise.

     – J’entends souvent des bruits semblables à des ronflements, demanda Christine. D’où viennent-ils ?

     – C’est ton grand-père qui ronfle.

     – Mais où est-il ? Je ne le vois pas.

     – Il dort sur le canapé, répondit la mère.

     Christine, incrédule, fit un pas en avant en se dressant sur la pointe des pieds, la mère la peignant toujours.

     – Oui, tu as raison, fit la fille avec un sourire moqueur.

     – Te voilà prête à partir, dit la mère en lui donnant un baiser affectueux sur la joue.

     La petite princesse dorée fit de même. Puis, elle sortit. Elle partit en vélo. Mais cette fois, seule, sans sa mère et sans prendre le petit déjeuner, car c’est à l’école qu’on lui servit les deux repas de la journée. Ainsi, on dispensait la mère de petit déjeuner et de déjeuner sauf le dîner.

     Maintenant que sa fille était sortie de la maison, Sarah était seule avec son père qui ronflait sur le canapé. Après une moue de dégoût pour ce vil ronfleur, elle remit le peigne en place dans la salle de bains et quitta le salon en montant vers sa chambre où elle s’allongea sur son lit. Elle se prit alors à ressasser les paroles qu’elle avait entendues en rêve :

     Sarah ? Que de difficultés tu surmontes ! Dieu

     Le sait. Tu as un coeur sensible qui, néanmoins,

     Te pousse à te résigner, beaucoup, bien moins.

     Ainsi, je vois les larmes te monter aux yeux.

 

     Ô tristesse ! Ô obsession ! Ô désagrément !

     Je regrette bien de l’avoir fait avec zèle,

     Avec beaucoup de dévouement comme une telle,

     D’avoir mis et couché tous sur mon testament.

 

     Je pousse des cris de ma dernière demeure,

     Des cris plaintifs d’une femme de bonnes moeurs.

     Je caresse complaisamment un rêve amer :

 

     Celui de justice et de si bonne équité,

     Si tardives, je crois, ainsi que de bonté

     Divine pour toi, ta fille,… et surtout ta mère…

 

     La sonnerie du téléphone portable arracha Sarah à sa rêverie. On n’avait pas désactivé l’alarme. En effet, on entendait ce dernier du moment où elle revenait s’allonger sur son lit quelques bonnes minutes après son réveil puisqu’elle aimait qu’on la galvanise ! Elle sortit de la pièce et se dirigea vers le salon en redescendant les marches, toujours en chemise de nuit. À l’étagère de sapin, parmi d’autres romans, elle prit ” The silence of the lambs ” de Thomas Harris. Quel livre ! Quelle manière de commencer la journée ! D’ordinaire, les femmes américaines commencent la journée en lisant des magazines tels que Harper’s Bazaar, InStyle, W magazine, etc.

     Sarah préfèrait s’asseoir sur le canapé du salon et lire. Mais en voilà Hannibal le Cannibale occupant le canapé ! Ce ronfleur qui, à la différence de celui du roman, mangeait la chair humaine en s’appropriant sans droit, par la fraude, les biens.

     Elle pouvait lire en s’asseyant sur l’une des quatre chaises mais, de peur de réveiller son père en allumant la lumière, elle n’avait pas le choix : elle devait alors regargner sa chambre sans fenêtres et lire sous la lumière du lustre à lames. Elle avait déjà lu le roman, mais elle aimait bien le lire et le relire car c’est le style de l’auteur qui l’attirait plutôt que l’histoire.

     Elle avait passé trois bons quarts d’heure à lire en s’arrêtant au passage suivant : “Gumb se servit du gant pour fourrer son pénis et ses testicules entre ses cuisses. Il tira le rideau et se regarda dans le miroir en prenant une pose déhanchée, bien que cela écrasât douloureusement ses organes sexuels.

     “Do something for me, honey. Do something for me SOON.” Il se servait du registre le plus aigu de sa voix, naturellement grave, et croyait que c’était mieux ainsi. Les hormones qu’il avait prises- du Premarin durant quelque temps, puis du diéthylstilbestrol, par voie orale- ne pouvaient rien pour sa voix, mais elles avaient un peu éclairci les poils sur ses seins qui s’arrondissaient. Un traitement électrolytique avait débarrassé Gumb de sa barbe et dessiné ses cheveux en V sur le front, mais il ne ressemblait pas à une femme. Il avait l’air d’un homme qui se battrait plutôt avec ses ongles qu’avec ses poings.

     Il aurait fallu le fréquenter longtemps pour savoir s’il s’agissait d’une tentative sérieuse et maladroite pour changer de sexe ou d’une caricature haineuse. Mais personne ne le fréquentait jamais longtemps.

     ” Watcha gonna do for meeee ? “”.

     Elle referma le livre, le sourire aux lèvres. Elle sortit du lit, ôta sa chemise de nuit et mit les mêmes vêtements que la veille. Puis elle redescendit au salon, remit le livre en place et subtilisa quelques dizaines de dollars au portefeuille de son père, ainsi que les clefs de voiture. Puis elle sortit en refermant doucement la porte derrière elle.

 

                          Chapitre 6

 

     Il fait beau aujourd’hui, se dit-elle en s’exposant le visage à la caresse du soleil quelques instants, les yeux fermés. En rouvrant ces derniers, elle jeta un regard de hargne sur le Toyota Tundra. Elle ouvrit la portière et s’assit au volant. Elle se mit alors à parcourir du regard l’habitacle. Un des habitacles les plus spacieux. Elle referma la portière et mit la ceinture de sécurité. Elle fit glisser le siège un peu vers l’avant. Elle plaça le levier de vitesse au point mort. Puis, elle mit le moteur en marche en tournant la clé de contact. Le moteur commença à ronronner. Non, il ne ronronnait pas, mais plutôt ronflait. C’était un bruit sourd et régulier semblable au ronflement d’un dormeur, qui n’était point celui de cet ingrat, ce ronfleur sur le canapé. Le bruit du moteur devenait de plus en plus fort, par caprices, par le plaisir de Sarah, aiguillonnant à plaisir cette haine qu’elle nourrissait.

     Elle voulait maintenant aller en quatrième vitesse, au volant de ce maudit Toyota Tundra qui coûtait bien soixante bons milliers de dollars. Elle démarra le véhicule. Écumant de rage, elle fit rouler trop vite les roues vers l’arrière avec force, entraînant ainsi un crissement des pneus sur le sol. D’un bond, comme une licorne ailée se cabrant, le véhicule sortit de la piste comme une trombe, faisant un dérapage sur la route glissante. À présent, Sarah ne demandait qu’à prendre de la vitesse le long de la rue Helman jusqu’à ce qu’elle se trouve à un carrefour. Ce faisant, elle choisit enfin Lithia Way menant vers Boulevard Siskiyou. C’était également une occasion de laisser le véhicule en panne d’essence du moment que Jack partirait en voiture après son réveil en fin de matinée.

     Pour cela, la conduite de Sarah était désormais sans régulateur de vitesse, ce qui entraînait une consommation très importante d’essence, une consommation sans discernement, comme Jack, habitué de tel ou tel lieu où l’on consommait sans discernement. Au bout d’une bonne heure, Sarah décida de retourner, pas à la maison, mais à N Main street, là où elle aimait prendre le petit déjeuner, à Brothers’, le restaurant qu’elle fréquentait.

 

     Une fois arrivée, Sarah s’efforçait tant bien que mal de se garer. Il y avait deux voitures devant elle. Elle se demanda comment faire pour se garer juste derrière. La tâche semblait un peu difficile puisqu’elle risquait de heurter l’arrière du véhicule, chose qu’elle ne voulait point arriver ce beau matin. Elle respira profondément et expira lentement pour essayer de prendre courage. Maintenant qu’elle se sentait prête, elle fit reculer le Toyota Tundra vers un petit arbrisseau puis, avec force, elle se mit à se rapprocher peu à peu de l’arrière du véhicule. Elle avait failli le heurter ! Enfin après diverses tentatives, elle avait réussi à se garer.

     Elle ouvrit la portière, sentant un courant d’air frais lui rafraîchir le visage, lui enlevant ainsi une certaine brume. Elle sortit du véhicule et s’étira en refermant la portière du pied. Elle faisait agiter ses bras avec des mouvements de bas en haut et de droite à gauche à mesure qu’elle s’approchait de la porte d’entrée du restaurant à pas lents et assurés. Un homme qui venait de sortir du restaurant esquiva de justesse une légère claque sans rien dire. Oh ! Sorry. Elle entra en poussant la porte en avant mais, voyant un vieux couple derrière elle, elle tenait la porte ouverte de sa main jusqu’à ce que la vielle dame et son époux entrent à pas de loup en remerciant la jeune femme affable, qui afficha son sourire aimable.

 

                                    Chapitre 7

 

     Brothers’ était un restaurant d’une bonne réputation parmi les autres, du voisinage, depuis 1976, l’année de sa construction.

     L’intérieur était peint en camaïeu. Le décor était magnifique. À le voir, On dirait une grande salle à manger avec un escalier menant à la plate-forme. Il y avait peu de tables, presque trois ou quatre, alignées contre le mur, avec quatre chaises pour chacune d’elles, sans compter celle qui, à deux chaises, touchait bien le comptoir d’en face. Il y avait des tableaux qui decoraient le mur, juste au-dessus des tables. Ils représentaient des paysages relatifs à la nature en Chine et des portraits des personnages chinois, dont Mao Zedong, le fondateur de la république populaire de Chine. On se demandait pourquoi mettre de tels tableaux et portraits dans un restaurant situé dans une ville américaine. Peut-être Brothers’ voulait-il rendre hommage à la personnalité politique, sachant que la cuisine chinoise était une des plus réputées au monde, et sans doute celle qui comportait le plus de variations.

     Sarah était désormais à table. La table à deux chaises ! C’était sa place préférée, ou plutôt celle où elle prenait plaisir au bruit de la cafetière à filtre, du presse-fruits et du coup de feu.

     La serveuse l’avait vue entrer en la gratifiant d’un large sourire. Elle la considérait comme sa soeur, puisqu’elles s’entendaient bien. En plus, Sarah n’avait d’ailleurs ni frères ni soeurs. Mais, au Brothers’, elle se sentait comme parmi ses frères, d’où le nom ” Brothers “, judicieusement choisi, tant que l’ambiance le favorisait.

     À sa gauche, il y avait un portrait photographique, collé au comptoir. C’était celui de Abel Ghoftry Helman, le premier pionnier d’Ashland. Rien d’étonnant à ce qu’un tel portrait soit parmi d’autres, ainsi mis au mur.

     Accoudée sur la table, elle était en train de contempler la figure du coin de l’oeil quand la serveuse, déjà debout, la surprit en souriant:

     – Bonjour, comment allez-vous ?

     Si absorbée par le portrait, Sarah eut un mouvement machinal du corps, comme pour éviter un certain dérèglement de l’esprit, la privant ainsi d’un moment d’admiration.

     – Je tiens le coup ! répondit-elle, les yeux vite tournés vers la serveuse.

     – Et Madame Laderway, comment se porte-t-elle ?

     – Toujours en réanimation.

     – Elle nous manque. Espérons qu’elle guérira.

     – Merci.

     Après un sourire en guise de ” Je vous en prie “, la serveuse alla faire le service. En attendant la préparation du petit déjeuner favoris, Sarah aimait bien voir la serveuse en train de servir les autres clients tout en jetant sur elle des regards gourmands. En réalité, voir cette trentenaire quand elle se penchait flattait les yeux par l’harmonie des lignes de cette partie du corps, laquelle faisait allusion à une plaine, parfaitement symétrique, avec cette tranchée pratiquée en long.

     Voilà la jeune femme en question, apportant une assiette et une bouteille d’eau minérale gazeuse.

     – Bon appétit, dit-elle une fois ces deux derniers disposés sur la table.

     Sarah la remercia.

     C’était breakfast burrito. Elle le prenait tous les matins, non parce qu’il était bon, mais parce qu’il contenait, entre autres, Jack cheese.

     Elle voulait maintenant le dévorer avec toute la haine qu’elle nourrissait. Elle prenait plaisir à le faire, comme une lionne en train de se régaler, en prenant son temps.

     En réalité, Sarah se sentait tellement triste et affligée quand elle voyait, tout en mangeant, la chaise vide en face d’elle, sur laquelle sa mère s’asseyait ( avant de tomber malade ) en prenant toutes deux le petit déjeuner, l’air gai et réjoui.

     Au bout d’une bonne heure, elle se leva, paya ( en laissant un pourboire sur la table ) et sortit en faisant au revoir de la main à tout le monde.

 

                           Chapitre 8

 

     Elle se sentait complètement rassasiée. Elle tapotait légèrement son ventre à petits coups comme si elle cherchait à détecter quelque chose. Elle se mit alors à avoir des éructations plus ou moins bruyantes. C’était peut-être à cause de l’eau minérale gazeuse; donc il ne s’agissait en rien d’un repas léger du matin.          Elle avait l’impression qu’elle avait du mal à digérer ce breakfast burrito. Peut-être n’était-ce pas ce Jack cheese qui, avec la froideur qu’il offrait, pouvait être à l’origine de cette sensation anormale. Sa froideur envers nous, je ne peux pas la digérer, se dit-elle en pensant à son père.

     Elle était désormais debout devant le véhicule de ce dernier, ce Toyota Tundra, sur lequel elle jeta des regards noirs, enfin plutôt courroucés. Elle ouvrit la portière et s’assit au volant. Après quelques instants, elle se mit à faire des rots si gros que tout l’habitacle semblait embaumé. Elle referma la portière. Ça sent bon. Elle fit glisser le siège un peu vers l’arrière sans mettre la ceinture de sécurité, afin de se sentir à l’aise, laissant ainsi son estomac tout à fait libéré.

     Elle profitait de cette posture ainsi procurée pour se délecter de la vue de la façade du restaurant, ainsi que de la terrasse, à trois tables avec deux chaises chacune, occupée par un seul vieux. Sarah avait un faible pour les vieux et les vieilles. Elle les trouvait sympathiques, drôles, naïfs et surtout candides. En affichant un sourire qui témoignait d’une bonne entente, tout en pensant à eux, elle plaça le levier de vitesse au point mort. Puis, elle mit le moteur en marche en tournant la clé de contact. Elle démarra le véhicule. En quittant N Main street, elle voulait encore se promener au volant de ce maudit Toyota Tundra, bien entendu, sans régulateur de vitesse pour entraîner encore plus de consommation d’essence.

     Après une bonne heure et demie, elle décida de s’en retourner. Arrivée, elle se gara en face de la porte d’entrée de la maison. Elle entra et decouvrit que son père Jack dormait encore d’un sommeil de plomb. Elle tira les rideaux pour laisser passer la lumière du soleil de la fin de cette matinée.

     Elle était énervée, furieuse, hargneuse, et, qui pis est, elle avait besoin d’aller à la selle. Elle courut vers la salle de bains. Quel scandale ! À peine avait-on enlevé le jean qu’on le trouva déjà tacheté. On entendait même aussi des vents accompagnés d’un bruit sourd et prolongé semblable à un meuglement. Après une bonne demi heure, elle sortit de la salle de bains, l’air crevée, pâle, embarrassée. Elle avait eu la diarrhée accompagnée d’une douleur dont ce Jack cheese était peut-être le principal siège.

     Elle monta les marches menant à sa chambre où elle ôta les espadrilles et le jean tacheté et mit son short. Puis elle se jeta sur son lit, sans même penser à ôter le chemisier, tant elle était paresseuse pour le faire. Après quelques minutes, elle entendit ouvrir puis refermer la porte de la maison. Son père venait juste de sortir, tant mieux ! Elle se dressa sur son séant puis, après un gros rot spontané, elle sortit du lit avec peine. Elle ôta son chemisier et mit le tee-shirt.

     Pieds nus, elle descendit les marches vers le salon où elle ferma d’abord les rideaux puis elle alluma la télé. Prenant place sur le canapé, elle regardait l’actualité, commentée toujours par ce reporter de la veille, avec un débit rapide. Après presque une heure devant la télé, elle bâilla de sommeil en s’étirant puis elle éteignit la télé.

     C’était le jeudi, sa petite princesse dorée sortait de l’école vers quinze heures. Elle voulait bien aller l’amener de l’école, mais il n’y avait pas de vélo, Christine l’avait pris. Et puis ? Pourquoi ne pas aller à pieds ? C’est peut-être même bon pour cette maladie du côlon, sans oublier de boire suffisamment de l’eau en plus. Elle remonta les marches vers la cuisine où elle but de l’eau de robinet, remplissant le verre quatre ou cinq fois. Ensuite, elle regagna sa chambre où elle ôta son short et mit un autre jean avec les espadrilles. Puis, elle quitta la chambre et redescendit les marches en courant. Elle prit les clés et sortit en refermant la porte derrière elle.

 

                           Chapitre 9

 

     Il fait soleil, se dit-elle. Elle se mit à jeter des coups d’oeil sur les façades des domiciles du voisinage tout en marchant, suivant sur l’étendue de gazon le bord de la rue. Elle rencontrait rarement ses voisins sur le chemin, puisque ceux-ci se montraient distants. Peut-être qu’on prend les Américains pour ” stand-offish ” en raison de leur mode de vie et la culture dominante.

     Elle marchait désormais à pas plus ou moins accélérés, puisque la marche rapide était bon pour l’inflammation du côlon et, qui plus est, elle diminuait les risques d’une crise cardiaque. Ainsi, Sarah pouvait mieux se délecter des beautés de cette ville, en quelque sorte. Après une une heure et demie de marche, elle arriva. Mais, cette fois, en retard de quelques bonnes minutes.

     La voilà, sa fille Christine, seule avec le vélo, devant l’école. Elle avait déjà su que sa mère serait là pour l’amener, à juste titre d’ailleurs, car celle-ci était toujours poussée par son instinct maternel.

     La fille semblait heureuse de voir sa mère pour qui elle avait autant d’affection. Après l’avoir aidée à s’asseoir à l’arrière du vélo avec un baiser affectueux sur la joue, Sarah repartit. Comme toujours, sur le chemin du retour, juste à une trentaine de mètres de la maison, il y avait cette pente à monter, assez forte. Mais c’était aussi bon pour le coeur et cette maladie du côlon.

     À leur arrivée, elles entrèrent dans la maison en refermant la porte derrière elles. Sarah se dirigea vers la salle de bains et Christine monta en courant vers la chambre où elle se jeta sur son petit lit en faisant des gambades, comme la veille. Enfin, voilà la mère qui entra dans la pièce en s’allongeant sur son lit, jetant la serviette, oubliant sa fille.      Celle-ci faisait toujours ses gambades quand elle remarqua que le jean tacheté traînait sur le lit de sa mère. D’un bond, elle quitta son petit lit et s’empara du jean. Puis, étrangement étonnée :

     – Maman ?

     – Oui ?

     – Qu’est-ce que c’est ?

     Sarah tourna les yeux vers son jean entre les mains de Christine. Elle ne savait quoi dire, mais elle devait répondre même si elle se sentait un peu désorientée :

     – Ce n’est rien.

     – Mais comment cela ? s’enquit la fille, curieuse.

     La mère n’avait pas le choix :

     – J’ai eu la diarrhée ce matin.

     Christine regarda de nouveau le jean et approcha son nez pour mieux sentir quelque odeur, mais enfin après un moment elle avoua :

     – Je vois qu’il n’y a aucune odeur désagréable.

     La mère, même surprise par cet aveu, elle renchérit :

     – La salle de bains ne pue pas quand je défèque.

     Christine s’allongea à son tour aux côtés de sa mère, posant une main sur le torse comme pour exprimer son attachement. Elle resta ainsi quelques bons moments. Rien de tel que la douceur de la mère pour vivre le vrai bonheur. Après avoir goûté ce dernier avec plaisir, Christine cherchait encore à satisfaire son désir inassouvi. Pour cela, elle passa par-dessus sa mère pour atteindre l’armoire, toujours ouverte, dans laquelle elle prit  une enveloppe en papier. Elle reprit sa place en repassant par-dessus sa mère.

     – Maman ?

     – Oui ?

     – Je veux bien que tu me remontres les photos.

     Sarah, les yeux fermés, semblait un peu fatiguée, mal à l’aise et pourtant consciente de ses obligations envers sa fille. Elle se dressa sur son séant, avec peine. Elle rouvrit à demi les yeux en poussant un profond soupir qui témoignait qu’elle était bien souffrante.

     – Passe-moi l’enveloppe, dit-elle en tendant la main, se sentant les paupières lourdes.

     – Tiens ! lança Christine en glissant l’enveloppe dans la main de sa mère.

     Celle-ci, comme sous hypnose, posa brusquement l’enveloppe sur le lit et se mit à en sortir avec nonchalance les photos une par une. Christine, exaltée, était déjà en train de faire le tri des photos au fur et à mesure qu’on les posait.

     – Voilà la photo qui m’intéresse le plus, dit-elle.

     La mère, devenue excitée, dirigea aussitôt son regard vers la photo qu’elle prit de la main de sa fille pour la voir de plus près. Puis, après avoir jeté un regard étrange sur la photo, elle eut un sourire gêné en bégayant :

     – C’est… c’est… euh… c’est peut-être la plus ancienne. Je crois qu’on l’a prise quand j’étais élève en classe de troisième.

     La petite princesse dorée pencha la tête pour mieux voir de ses yeux de myope ces gosses de son âge qui avaient tous l’air folâtre, avec leur posture, comme une équipe de football en pleine nature.

     – Te voilà, dit-elle en désignant du doigt une svelte petite gamine, au visage plutôt émacié, dont seul le buste paraissait par-dessus l’épaule d’un géant petit garçon, accroupi.

     Sarah pencha lentement la tête puis, rapprochant la photo de ses yeux, elle se mit à écarquiller ces derniers, comme étonnée de ne pas se reconnaître dans la petite nature qu’elle fixa d’un air étrange.

     – Ta maman était tout malingre, hein ? Tu vois ? demanda-t-elle d’un ton sarcastique.

     – Eh, eh ! elle avait l’air aussi égrotante !

     Consciente qu’il fallait parfois peser ses mots, la petite princesse dorée fit des yeux en coulisse, se mordant la langue; la mère la regarda bien en face, avec des yeux expressifs, mais pourtant doux, étincelants de tendresse.

     – Tu n’as pas tout à fait tort, dit Sarah en poussant Christine du coude, comme si de rien n’était, avec un sourire de connivence.

     – Regarde-moi ces petits mutins ! ajouta-t-elle, comme si elle cherchait à inviter sa fille pour qu’elle mette de l’ambiance.

     La fille semblait s’en animer, les yeux rieurs. Elle mit quelques instants à fixer ces derniers sur la photo, dans l’intention de prendre de l’assurance, avant d’ouvrir enfin la bouche :

     – Tes cheveux étaient drus, sais-tu.

     Sa voix toute basse, douce, émouvante, dénotait une innocence pure, sans défiance; ce qui poussa la mère à se laisser attendrir, la serrant chèrement contre elle, avec une grosse bise, vorace et étouffante.

     – Quelle crinière ! dit-elle, visiblement en admiration devant la chevelure encadrant le petit visage rond.

     – Je me demande un peu pourquoi les avoir laissés ébouriffés qu’ils étaient ! remarqua Christine.

     

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3 Commentaires
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Invité
10 juillet 2020 20 h 01 min

Bonjour, c’est Carole Drexel, on s’est rencontres sur de plume en plume, je t’aime toujours, répond moi

Invité
10 juillet 2020 20 h 00 min

Bonjour c’est Carole Drexel, je t’aime encore

Invité
12 février 2020 1 h 59 min

Pas de commentaires, pas de “J’aime “. Je n’écris pas bien ou quoi ?