Quatre saisons pour un fleuve 4/4 – Alain Salvador

Sous ma casquette à visière, mon visage profite de l’ombre qui se fera de plus en plus rare dès que ce brûlant Soleil se décidera  à nous cuire de ses rayons, à mesure qu’il prendra sa place au zénith d’un ciel bleu azuréen.

Si ce mois d’Août devient aussi caniculaire que celui de l’an dernier, où même les boules de gui ont desséché dans les arbres, la nature va encore devoir payer un lourd tribu à un égoïsme humain qui ne pense qu’à son bien-être, ne cessant d’émettre des gaz polluants, des gaz à effet de serre, toute un panoplie d’armes destructives que l’on pourrait remplacer en grande partie, si la soif du profit et la nécessité de donner du travail facilement à une planète surpeuplée ne l’emportaient pas sur une utilisation raisonnée des richesses d’une nature de plus en plus limitée.

Du haut de cette rue moyenâgeuse dont je redoute déjà la remontée en plein cagnard, j’ai du mal à apercevoir une Loire au plus bas, et le Soleil qui s’y reflète déjà n’arrange pas les choses.

Je sais où trouver mon havre de fraîcheur, celui dont j’ai besoin aujourd’hui. Pour m’y rendre, je traverse le pont côté aval où il n’y a plus d’autres endroits que les fosses entre lui et l’île aux oiseaux où l’on ne voit pas le fond. Je m’y attarde quelques instants… Les arches ont vu pousser à leur pied de beaux buissons, seules touches de verdure dans cet univers de oued.

Cette île si bruyante au printemps est maintenant d’un calme quasi absolu. Seuls quelques oiseaux s’y reposent; les autres taches blanches ? Toujours des pierres… Des petits échassiers dont la diversité sera une excuse pour ne pas en retenir tous les noms, semblent marcher sur l’eau tant l’étiage est bas cette année encore. Des cormorans sur les promontoires rocailleux… Les buissons ont jauni, comme partout ailleurs; les herbes ont brûlé, comme partout ailleurs… Puis de grands bancs de sable, entachés ça et là de carcasses de poissons morts échoués par une baisse piégeuse des eaux, arêtes dressées comme les membrures d’un vieux gréement au fond d’un cimetière marin, que des mouettes sédentaires trop âgées pour migrer vers des horizons marins plus lointains, survolent silencieusement tels des vautours à la recherche de cadavres nourriciers. Des plages îliennes où sont posés des cygnes comme des bateaux blancs ensablés.

Sur la droite se trouve échoué, comme depuis des années, le corps gisant d’un grand arbre naufragé, tel un sous-marin péri réapparaissant tous les étés, et les cris lugubres des oiseaux me font imaginer les appels de détresse de tout un équipage emprisonné là pour une éternité.

Mon regard se porte maintenant un peu plus loin et scrute les rives aux grands feuillus dont le jaune de leur frondaison a déjà pris le dessus sur le vert, où sont encore debout des arbres morts, d’un gris fantomatique, certains foudroyés, nus de feuilles depuis bien longtemps, qui servent de perchoirs aux cormorans quelquefois, mais toujours présents, en gardiens imperturbables qui veillent sur leur fleuve, fidèles jusqu’à la mort et au-delà, à l’épreuve du temps qui passe et des intempéries.

Au loin sur la droite, deux énormes cheminées grises semblent aspirer les eaux de ce pauvre fleuve amaigri, crachant en fumée des relents indigestes.

Mes yeux s’orientent vers ce bras de Loire qui coule entre l’île aux castors et la rive sud, là où j’ai si souvent pêché. Un matin, un castor, le premier des deux que j’ai eu la chance de voir jusqu’à aujourd’hui, est passé entre deux eaux  le long de la rive, et à la forme de sa queue, je ne peux avoir aucun doute quant à l’identité de l’animal.. Assis sur ma boite à pêche, je ne faisais évidemment aucun bruit. Je l’ai vu émerger de l’eau et monter sur la berge à environ une vingtaine de mètres de moi, avant de replonger et disparaître après quelques instants trop courts. Un endroit où j’ai vu ce même matin un ragondin énorme; je ne pensais pas qu’il puisse en exister d’aussi gros !

Un autre jour, pas très loin de là, j’ai vu passer deux oies sauvages. Je n’en ai  revu qu’une seule autre fois… Dans ce coin de paradis, j’ai aperçu deux énormes carpes se promener, nageant comme ça, tranquilles, sûres de leur force. Un eau peu profonde où des canoéistes ont été aussi surpris que moi de voir traverser, à une allure folle, un banc de carpes passant sous leurs embarcations.

Des lapins de Garenne, des chevreuils, des renards, des écureuils, tous ces animaux riverains, il m’est arrivé de les voir. Le bruit du pic vert résonnant sur un arbre, le chant du coucou me sont familiers, tout comme ces deux magnifiques hérons cendrés qui viennent de traverser cette Loire si discrète en été, ailes déployées aux battements souples et amples, huppe portée avec élégance. Ce spectacle me sort de mes souvenirs et je me remets en route.

J’arrive à cette petite crique que peu de gens doivent connaître, à la plage de cailloux et de petites branches, de brindilles et de feuilles trop tôt tombées, victimes innocentes d’une  sécheresse assassine, où le Soleil ne pourra jamais nous frapper de ses flèches mortelles, moins agréables que celles distribuées par Cupidon, mais juste nous atteindre le soir quand elles ne pourront que nous caresser…

Assis sur une branche dont l’extrémité  semble s’abreuver des dernières gouttes d’un fleuve à l’agonie, les pieds au sec sur des pierres blanches qui de loin pourraient laisser croire à des poissons crevés, ventre en l’air, asphyxiés par une eau chaude à l’oxygène raréfié, je  laisse mes pensées m’envahir en ce lieu où je viens me ressourcer, sorte d’auto-méditation dont je ressens le besoin quelquefois.

Devant ce spectacle de désolation, je repense à mes joies, à mes peines, à mes espoirs raisonnables pour un petit bonhomme de mon âge…A mes rencontres aussi, celles qui valent la peine que mon esprit s’y attarde. Des hommes et des femmes, oh pas beaucoup, il vaut mieux la qualité que la quantité de toute façon… Des personnes dont la présence me donne cette sensation de bien-être et de chaleur, à qui il est plus facile de dire “bonjour” que “au revoir”. Des gens de ma famille, celle du cœur, parents ou amis, que je vois souvent ou rarement, peu importe, “loin de yeux, loin du cœur” n’est pas un dicton qui me convienne. Et même si ce lien ne se résume qu’à un appel téléphonique annuel, pour un anniversaire ou une “bonne année”, peut-être avec toujours les mêmes sujets abordés, mais a-t-on d’autres choses à se dire, l’important reste la relation qui pérennise. Pour combien de temps encore ? L’avenir me le dira, tant que je ne me sentirai pas rejeté…

D’autres personnes dont je déplore l’absence, par la faute d’une vie menant chacun vers son propre destin… Par une mésentente, un manque de communication, qui rompt toute liaison, pour un temps ou pour toujours…

Je me lève avant de sombrer dans une nostalgie que je sais accrocheuse, dont j’aurai du mal à me défaire… Aussi tenace que la super-glu qui me soude les doigts lorsque je construis mes maquettes… Maladroit moi ? Quelquefois..

Remonté de la rive de ce fleuve qui m’a accordé un peu de la fraîcheur qui lui restait, je me prends une bouffée de chaleur, de celle qui fait “fondre les haricots beurres dans les jardins”; je retrouve le sourire. Une chaleur accentuée par le coup de masse que m’assène Râ dès que je sors du bois… Ma casquette ne fait pas le poids ! Il devait m’attendre lui là-haut, gourdin bien en main. Est-ce la nature qu’il veut venger en assommant les humains pour la libérer des ces traîtres à deux pattes, pour qu’elle renaisse de ses cendres tel le Phénix.

Je vais rentrer me mettre au frais rapidement, avant que le bourreau céleste ne me donne le coup de grâce… Je suis sûr qu’il a déjà armé sa deuxième frappe… J’ai ma part de responsabilité comme tous dans ce carnage, ce suicide collectif, mais j’essaie au moins de faire tout mon possible pour limiter les dégâts, alors accorde-moi un sursis !!!

Le pont d’une blancheur cadavérique me semble être la colonne vertébrale d’un long monstre aquatique échoué en travers de la Loire, enfin de ce qu’il en reste, blanchie par plusieurs millénaires d’un été brûlant et permanent. Je prends son trottoir opposé de tout à l’heure.

Dessous ne coule qu’une eau claire et peu profonde, guère plus profonde qu’une pataugeoire pour enfants, laissant apparaître de larges tapis de pierres et d’herbes mêlées, bien vertes celles-ci, et quelques bancs de sable, entourés d’une eau frémissante aux endroits où les pierres affleurent la surface.

La barque, cernée de lenticules aux fleurs blanches, attend patiemment les pluies libératrices pour embarquer ses pêcheurs sur une eau moins propice à l’échouage. Des familles nagent là où il est encore possible de bien le faire, familles autorisées, celles de canards et leurs canetons en file indienne qui suivent maman cane là où elle va, comme reliés par un fil invisible, escortés de papa canard à la tête toute verte… Familles cygnes, navigant sur des eaux un peu plus profondes, aux cygneaux récupérés d’un coup d’aile et leurs aînés au plumage encore gris, presque aussi grands que leurs parents. Familles cormorans, avides de pissons, qui ne peuvent plus plonger et se contentent de menus fretins. J’arrête ici mon jeu des sept familles.

De ce côté ci, les buissons poussés au pied des arches sont beaucoup plus gros et plus verts… Ils sont à l’abri du Soleil torride de l’après-midi. Et toujours ce gros arbre encastré… Il fait partie du paysage à présent.

Avant de gravir cette rue moyenâgeuse si redoutée, pas tant que ça en vérité, je m’accorde un dernier regard sur ce fleuve que tant de rois ont vu couler, qui aujourd’hui se résume à une grande flaque d’eau que l’on croirait immobile si l’on ne voyait pas couler une eau limpide faisant un saut de puce en sortant de dessous les arches… Enfin celles où elle passe encore…

Non, tu ne vas pas mourir cet été, personne ne pourra avoir ta peau ! Les mouettes défenseurs de ton lit, telles les grognards de la vieille garde napoléonienne, te protégeront jusqu’à leur mort. Et puis, je ne serais pas parti sinon, je serais resté là pour te veiller, comme on ne quitte pas quelqu’un qu’on aime et qui se meurt.

Dès les prochaines pluies tu vas de nouveau grossir, reprendre des forces, redevenir “Monsieur Le Fleuve Royal”, craint et respecté, balayant tout sur ton passage si tu en as l’envie ! Anarchique ? Oui, c’est bien le mot qui te convienne… Libre… Inattendu… Surprenant… Déroutant… Incontrôlable… Insoumis… Mais si attachant… Un ami fidèle.

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Alain Salvador

Alain Salvador (387)

Je suis né en 1956, et ai toujours eu le goût pour l’écriture.
Cependant je n’ai fait aucunes études , ni de lettres ou autre chose de bien gratifiant.
Je n’ai qu’un CAP de mécanique en poche et ma vie passée en usine , ma famille avec mes trois enfants, font que depuis ma retraite, j’ai repris du temps pour me consacrer aux mots.
On pourrait dire de moi que je suis plutôt un autodidacte.
Les quelques personnes à qui je fais lire mes textes me disent que j’ai une facilité d’écriture.
A ceux-là je leur réponds: ”ce n’est pas toujours aussi facile qu’il y paraît… ” Et pour l’orthographe, et bien je révise les règles…Il n’est jamais trop tard si l’on veut entreprendre quelque chose dans sa vie.

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