Les chants de la mère de Pierre Deschênes

  

   Il n’oubliera jamais la première fois qu’il avait vu le reflet de son visage pâle dansant sur les ronds dans l’eau glauque de l’étang. Le bijou qu’elle venait d’y lancer discrètement semblait en avoir réveillé les âmes dormantes.

 

   Elle n’oubliera jamais le choc de leur première rencontre. L’homme assis sur l’herbe lui avait semblé irréel, elle aurait aimé le toucher pour vérifier sa consistance. “Étrange endroit, avait-elle murmuré, qui à la fois conforte et épouvante. Je viens de la ville proche, un chien errant m’a guidée jusqu’ici en psalmodiant des chants de mon enfance que seule ma mère connaissait.

 

– Je vous sais gré d’être venue au jour et à l’heure prévus, avait-il dit d’une voix contenue.

 

– “Prévus?” avait-elle répété, intriguée.

 

– Il est des hasards que l’on dira trop grands pour en avoir été, ne croyez-vous pas? Je vous attends depuis longtemps.”

 

   L’inflexion particulière de sa voix, lorsqu’il avait prononcé ces derniers mots, lui avait glacé les sangs. Détournant le regard, elle avait fixé les eaux sombres que n’irisaient plus les flamboyances du couchant. Entre les nénuphars noirs, que l’on aurait crus morts, des profondeurs abyssales retenaient leurs secrets. Ce n’est que lorsqu’elle avait osé scruter à nouveau son visage qu’elle avait remarqué ses yeux injectés de sang.

 

   “Dites-moi, avait-il demandé, le regard fixé sur les eaux comme s’il ne s’adressait qu’à elles, quel chant de votre mère le chien psalmodiait-il au moment de votre arrivée ici?”

 

   Son regard couleur océan embrassant les profondeurs de la forêt dense délimitant les contours de l’étang, elle avait mis un temps à laisser la question atteindre son oreille, puis son cerveau. Après ce qui avait semblé à l’homme une éternité, elle avait murmuré: “De la gueule du chien sortait une voix familière que j’ai cru reconnaître comme étant celle de ma mère.”

 

   L’homme avait légèrement tressailli.

 

   “Elle récitait les dernières strophes du dernier chant qu’elle a fredonné avant sa disparition.”

 

   À ces mots, une légère brise avait zébré la surface de l’étang, donnant quelque vie à la mosaïque de nénuphars immobiles, et une sourde plainte avait semblé surgir des profondeurs aquatiques.

 

   L’homme avait porté sur elle un regard inquisiteur. “Votre mère a disparu?”

 

    Après quelque hésitation à s’exprimer ainsi devant un inconnu, elle avait répondu: “Oui, de triste mémoire il y a une décennie aujourd’hui, sans traces ni au revoir, si ce n’est sa bague de fiançailles déposée près de son lit sur un papier replié parfumé – la vie de ma mère aura été une longue histoire d’amour avec les odeurs, ‘les senteurs’, comme elle disait. À l’intérieur du papier, ce mot de sa main: ‘Ma chère fille, je n’aurai quitté ce monde organique, je l’espère, que pour mieux te retrouver dans un autre, plus subtil. Sache que j’ai profondément aimé la vie, trop, peut-être, mais sans jamais vraiment la comprendre.'”

 

   L’homme avait répliqué: “Message sibyllin, s’il en est un, ne trouvez-vous pas?”

 

– Et je tente encore à ce jour de comprendre le sens de la phrase suivante: “Il n’est de souvenir que cela que l’on n’oublie jamais, et cela que l’on n’oublie jamais reviendra toujours.”

 

– Votre mère semblait affectionner les paraboles.

 

– Paraboles qui ont guidé ma quête pendant des années et dont les méandres inextricables m’ont amenée jusqu’en ce lieu improbable.

 

– Mais que cherchez-vous exactement?

 

– Je cherche ma mère parce que je n’ai jamais compris, encore moins accepté, les raisons de sa soudaine disparition.”

 

   L’homme s’était alors levé lentement, déployant un corps élancé qui avait provoqué l’émoi d’une nuée de corneilles ayant établi leurs pénates dans les branches au-dessus de sa tête. Il était très grand, ce qui, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, l’avait troublée. De la même manière, était-ce illusion ou reflet de l’ultime luminescence du crépuscule, elle aurait juré que la rougeur sanguine s’était embrasée dans ses yeux lorsqu’il lui avait demandé: “Vous racontez votre relation à votre mère, mais qu’en est-il de votre père?”

 

   Comme si elle n’avait attendu que le prononcé précis de ces mots, la nuit tombante avait déposé son lourd manteau noir sur l’étang. Se retournant vers lui sans presque le voir, elle avait dit: “Je vous dirai mon père, du moins le peu dont je m’en souviens, mais avant, dites-moi, qu’est-ce donc que ce sang dans vos yeux?”

 

   Un silence sans nom avait longuement pesé dans l’air nocturne avant qu’elle l’entendit dire: “Il m’a été donné de lire dans un ouvrage mystique, transmis par un chien errant qui m’a aussi guidé jusqu’ici, que ce serait là le salaire de ma peine.

 

– De votre peine? avait-elle demandé, décontenancée.

 

– Il y était dit que si d’aucuns pleurent en général des larmes de sel, d’autres vivent une souffrance telle qu’ils en viennent jusqu’à exprimer des larmes de sang.

 

– Vous souffrez donc si terrible peine?

 

– Je souffre mortellement de ce que la vie m’a jadis enlevé sans raison.”

 

   À son propre étonnement, elle n’avait pu retenir un soudain élan de compassion pour l’inconnu. “Et par hasard, avait-t-elle demandé, le chien errant qui vous a livré cet étrange ouvrage récitait-il aussi quelconque strophe, rime ou parabole au moment de votre arrivée dans cette clairière?

 

– De sa gueule sortait aussi une voix familière, mais sur laquelle je n’ai pu mettre de nom, avait-il dit. Elle disait que les chiens errants sont les messagers des abysses envoyés par les êtres chers à qui l’on n’a pu exprimer de notre vivant toute la profondeur de notre amour et qui se refusent à nous quitter à jamais avant que l’on ait dit et scellé nos sentiments dans l’éternité.”

 

   Tous deux plongés dans une profonde réflexion sur le sens énigmatique de cette dernière phrase, ils avaient sursauté lorsqu’un grondement sourd avait fait trembler le sol sous leurs pieds. Du fond des eaux soudainement entrouvertes de l’étang avait surgi une femme sans âge, à la chevelure solaire et à la peau diaphane laissant transparaître les détails de la forêt boréale à travers les traits de son visage.

 

   Galvanisés par cette vision à la fois dantesque et sublime, ils n’avaient d’yeux que pour cette forme radieuse flottant au-dessus des abysses telle une déesse des mers entourée de chiens fous courant sur les eaux tumultueuses en aboyant rimes, contes et légendes.

 

   Une voix cristalline s’était alors élevée dans la nuit, dominant la fureur des eaux et le hurlement des chiens et des vents, et enluminant la voûte étoilée: “Mes amours…”

 

   Sur la rive, l’homme et la femme s’étaient lentement tournés l’un vers l’autre tandis que la voix continuait: “Je vous ai quittés après avoir longuement souffert de l’absence d’emprise sur une vie dont je ne saisissais ni le sens ni le dessein. Mon exil périlleux m’aura menée sur des crêtes vertigineuses et des versants inimaginables, puis jusqu’ici, de l’autre côté de la mort.”

 

   L’homme et la femme étaient demeurés immobiles, transfigurés.

 

   “Nous nous serons manqués pendant plus d’une décennie sur Terre, mais pendant une fraction d’éternité dans l’indicible où me furent expliqués les secrets et dévoilés les mystères de l’univers. J’en compris que la démesure de mes attentes humaines avait participé de mon mal-être en m’éloignant de la réalité première de toute chose qu’est l’amour – le plus grand des mystères, s’il en est un -, et dont il me fut accordé l’ultime privilège d’en transcender le sens commun pour en pénétrer l’essence véritable.”

 

   Au fur et à mesure du discours de la présence fantomatique, le silence s’était installé dans la clairière, les eaux s’étaient calmées, les vents hurleurs étaient tombés, les chiens fous s’étaient tus et l’homme et la femme étaient demeurés muets tandis que la voix éthérée s’était élevée à nouveau au-dessus des éléments:

 

   “Et c’est au nom de cet amour, dont je sais maintenant qu’il est à l’origine même de la vie, que j’ai voyagé jusqu’à vous afin de vous offrir un choix transcendant, soit de retourner à vos vies et activités humaines ou de m’accompagner de l’autre côté de la mort afin d’y sceller nos destinées pour l’éternité – bien que le temps n’existera plus là où je vous emmènerai.”

 

   La terre avait tremblé lorsque les eaux s’étaient agitées, puis entrouvertes à nouveau, dévoilant des profondeurs abyssales au fond desquelles semblait poindre un rayon de lumière. Sur la rive, le regard sanguin de l’homme s’était éclairci lorsque la femme à ses côtés avait tendu une main vers l’abîme en disant: “Après vous… père.”

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Pierre Deschênes

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J'habite à Montréal, Québec. Je travaille actuellement comme rédacteur de sous-titres pour malentendants, pour la télévision. Adepte passionné de lettres et autres mots.

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