L’amulette de Si Moh – Abdelkader Ferhi

L’amulette de Si Moh

Pendant la saison des vendanges, les ouvriers permanents, trimaient de l’aube au crépuscule dans les vignobles et les caves des colons. La ferme de Mr Colombel était éloignée à peine de cinq encablures des masures ouvrières. Pour s’y rendre, mon père devait traverser une forêt appelée Royaume des Diables où les enfants s’égaraient et les adultes rentraient chez eux souvent agressés. Jamais mon père ne connut le repos et les joies de la vie. Il se sacrifiait pour nous beaucoup plus que les autres pères de famille.

Les cavistes travaillaient pieds nus dans le brouhaha, subissaient les bruits assourdissants des machines fonctionnant sans arrêt et surtout sentaient le vin. Comme nombre d’ouvriers avant lui, sous l’effet de l’épuisement physique, mon père glissa sur un grappillon et tomba pieds joints dans une cuve sans couvercle où il barbota un moment avant d’être secouru. Ce jour-là, je lui apportais le déjeuner : un ragoût de pomme de terre et une miche de pain.

J’avais à peine douze ans. L’image de mon père inerte, allongé sur une dalle lisse et mouillée me traumatisa. Tout mon corps agité souffrait. Cinq ouvriers accroupis autour de lui tentaient de le réanimer et de lui faire vomir le vin ingurgité malgré lui. Ce n’est qu’une demi-heure après que mon père se remit à respirer avec difficulté et à effectuer quelques mouvements de jambes et des bras. Sous l’œil sévère du gérant, deux ouvriers voisins le placèrent sur une planche et le traînèrent pour le mettre à l’écart. Ensuite, ils reprirent en vitesse leur labeur sous le regard sévère du gérant. Je ne pouvais proférer mot devant la présence menaçante de ce patron tenait en main et contrôlait tout le destin de ses ouvriers.

J’étais comme pétrifié devant cette scène riche en enseignements pour le présent et l’avenir. Je ne faisais qu’engranger des images traumatisantes dont la gestion réelle était reportée à plus tard. Je m’approchai lentement de mon père, le panier du déjeuner à la main. Je lui demandai avec beaucoup de respect s’il allait mieux. Mon père me caressa tendrement d’un regard sans grande lucidité. Ensuite, il s’assied avec difficultés et saisit le panier. Reprendrait-il le travail juste après le repas ? Je compris ce jour-là que les parents consentent des sacrifices surhumains et courent des risques pour la survie de leur famille.

Mis au courant de cet incident fâcheux le soir même et à notre insu, Si Moh, le Taleb du village recommanda à mon père de cracher trois fois dans la cuve et de prendre un bain avec la septième vague de la mer. Mais, mon père ne pouvait cracher sur le vin par respect à ceux qui le consommaient. De même, il ne savait nager et ignorait à partir de quelle vague il devait commencer à compter. Mon père comprit ce jour-là que les Diables avaient jeté leur dévolu sur lui. Le Taleb, qui nous rendait souvent visite, récitait lui-même à haute voix certaines sourates du Coran pendant toute la traversée du Royaume des Diables.

Un dimanche au dîner, Si Moh proposa à mon père le port d’une amulette qui prémunirait contre toutes les attaques des Djinns. Dominé par la crédulité et la présence rassurante du praticien, mon père accepta la proposition avec joie pour que pareils incidents ne se reproduisissent. Au fond de sa musette, toujours en sa possession, cliquetaient un flacon d’encre fabriquée à partir de la toison de brebis, des plumes en roseau et quelques pièces de monnaie données par les patients. Avec une promptitude d’aigle, Si Moh s’empara de mon cartable rouge à sa portée, l’ouvrit, y prit mon cahier d’histoire et en arracha une feuille sur laquelle ne figurait que les dates des événements.

Le Taleb avait expliqué que dans le monde parallèle vivaient des Djinns de toutes les couleurs. Les Sourates Coraniques à porter sur des feuilles à plier huit fois étaient toujours choisies en fonction du degré de nuisance des diables. Si les diables de couleur verte étaient inoffensifs et à la limite fréquentables, ceux de couleur rouge, par contre, s’avéraient les plus dangereux. A intervalle régulier, Si Moh, trempait sa plume dans un flacon d’encre, la secouait un moment avant de la retirer et commençait, la tête baissée, la rédaction du texte hiéroglyphique. Cette écriture miraculeuse rendrait inoffensives ou paralyserait complètement les entités métaphysiques les plus redoutables qui sévissaient sur notre planète : les Diables Rouges abattaient les êtres humains par simple frottement du corps. Au moment où Si Moh rédigeait le texte défensif sur la feuille blanche arrachée à mon cahier d’histoire, ma mère s’attelait à recoudre une pochette en tissu où l’écriture immunitaire allait tendre des embuscades aux diables de toutes les couleurs. Une fois tout terminé, le praticien tira d’une main experte la petite tête enturbannée de mon père et lui pendit l’amulette au coup.

Plusieurs personnes avaient été paralysées par ces êtres maléfiques au moment de l’empiètement par inadvertance sur leur Royaume. Les stratèges des batailles contre les diables étaient même capables de dresser les rouges contre les jaunes pour tenter de les exterminer tous. Cependant, il est très difficile, voire même impossible de distinguer les couleurs des diables pour rédiger telle ou telle Sourate adaptée à leur nuisance. C’est pourquoi les Talebs talentueux optaient pour une stratégie de destruction massive.

-Voilà ! C’est simple. Maintenant plus d’attaques répétées. Tu peux traverser sans crainte et sans nuisances toutes les forêts du monde, les cimetières et même l’Amazonie de jour comme de nuit, rassura-t-il.

-Le monde occulte est très redoutable. Notre vie ne tient que sur un mince fil, renchérit ma mère, tout en remerciant Si Moh, le stratège.

Les propos du Taleb éclairèrent davantage l’incident de la cave. Mon père pensait que c’était les diables en rut et les diablesses sous l’effet de l’ivresse qui l’avaient précipité dans la cuve. Longtemps imprégné par cette déduction, il demanda à Si Moh de me préparer une amulette à trois fonctions pour me protéger du mauvais œil, de l’envie et des agressions imprévisibles des diables. Mais, harassé par les déplacements à pieds entre les Douars et les cours donnés à quelques élèves dans une hutte faisant office de salle de classe, ce rédacteur d’énoncés défensifs reporta la rédaction de mon amulette à une date ultérieure.
Sécurisé par la vertu de l’amulette, mon père glissa sous la couverture et s’endormit. Ma mère recouvrit une dernière fois mes soeurs et se coucha près de mon père qui ronflait déjà. Dans un coin mal éclairé par la lueur vacillante de la lampe à pétrole, Si Moh accomplissait à haute voix sur une natte jaunie la dernière prière de la journée. Il se prosternait et se redressait machinalement. Après chaque couple de prosternements, il s’accroupissait et balbutiait, la tête baissée, des paroles tout en inscrivant de petits cercles plus ou moins rapides de l’index droit.

Si Moh s’emmitoufla dans son burnous un peu plus loin et se coucha. Après la prière de l’aube, il sortit dans la discrétion et ne donna plus signe de vie. Sa disparition soudaine inquiéta les habitants du Hameau qui avaient plusieurs fois sollicité ses services. Je me trouvai alors désarmé face aux dangers de toutes sortes. Avec quelles armes affronterais-je les forces maléfiques qui dressaient des barrages invisibles à tout moment et à n’importe quel endroit ?

Extrait du roman “petits récits d’une Cité perdue” Abdelkader FERHI

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Abdelkader Ferhi

Abdelkader Ferhi (16)

Abdelkader Ferhi est né le 30 janvier 1951 à Tipaza. Il a fait ses études primaires et moyennes dans sa ville natale, secondaires au lycée Ibnou-Rochd de Blida et supérieures à l’université d’Alger. Titulaire d’une licence en lettres françaises, il a enseigné de 1976 à 2011 au lycée Mohamed Rékaizi puis Taleb Abderrahmane de Hadjout. Il a été aussi chargé de l’encadrement des professeurs du moyen à l’Université de Formation Continue. Abdelkader Ferhi a commencé depuis 1972 à publier des poèmes dans des anthologies de prestige et à collaborer aux journaux nationaux et étrangers. Aujourd’hui retraité, il se consacre pleinement à l’écriture littéraire. L’auteur de « Soleil Totémique » est connu du public Algérien par ses poèmes publiés dans des anthologies, ses contributions à la culture et ses articles de presse.

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