Chroniques d’un Enfant des Ages Obscurs, pages 22 à 26 – Dominique Capo

Les paragraphes précédents achevés, je me rends compte que j’en ai peut-être déjà trop dit. Et rien que cette idée me paralyse. Ma main parcourt ces feuillets depuis des heures, maintenant. Mes doigts commencent à être engourdis, à force de gratter le papier. Mon Esprit est traversé par des images que j’avais enterrées en moi depuis des dizaines d’années. Certaines remontent à l’époque où je n’étais encore qu’un môme. Elles se superposent à d’autres, plus récentes. Je revois des scènes cauchemardesques gravées pour toujours en moi. J’en discerne d’autres, plus heureuses, auxquelles je me suis accrochées durant les moments les plus pénibles de mon existence. Pourtant, j’hésite encore à les coucher par écrit.

C’est pour cette raison que, pour débuter cette confession, je commencerai par décrire qui je suis actuellement. Je poursuivrai en détaillant l’endroit où je suis reclus depuis une vingtaine d’années. Et ensuite seulement, si j’en ai le courage, je me lancerai à l’assaut de mon enfance et de mon adolescence ; et de ce qui en a découlé.

En premier lieu, mon nom est Vÿrgile. Ce n’est pas mon véritable patronyme. Mais, lorsque chacun d’entre nous est Initié au cœur du Sanctuaire, il a pour obligation d’oublier ce qui le rattachait jusqu’alors à son ancienne vie. Son prénom en fait partie. De fait, afin de faciliter les choses, je me désignerai, tout le long de ce récit, par celui que je détiens actuellement : Vÿrgile.

Je mesure un mètre soixante-dix-neuf. Je suis de corpulence assez famélique, je dois bien l’avouer. Je l’ai toujours été. Jeune homme déjà, j’étais filiforme, comparé à tous ceux qui m’entouraient. Ma santé est assez fragile. Je tousse fréquemment. Dès que le temps change, je suis la proie de spasmes incontrôlables. Cela n’a pas changé depuis. J’ai des yeux d’un vert flamboyant. Ils sont striés d’éclats vermeils. On dit souvent que j’ai un regard hypnotique. Je ne sais pas, mais il est vrai que lorsqu’ils s’attardent assez longuement sur quelqu’un, cette personne sent progressivement un malaise l’envahir. Je dois avouer que j’en ai joué à maintes reprises durant la période de ma vie ou j’ai parcouru le monde en tous sens. Ils m’ont servi à décrypter et à analyser ce que mon interlocuteur pensait véritablement de ce dont je lui parlais. Ils le perçaient aussi aisément que si son visage et ses expressions faciales étaient un livre dont je déchiffrais le texte. J’ai pu conclure d’innombrables projets grâce à ce procédé que j’utilisais malgré moi ; presque instinctivement.

Ils sont entourés de rides et de ridules s’étendant sur toute la surface de mon visage. Malgré tout, ces sillons sont moins prononcés que chez d’autres individus du même âge. Ceux-ci apparaissent en effet plus particulièrement sur mon front, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent aux abords de l’épaisse chevelure d’un noir corbeau qui me caractérise. Car, malgré le fait que je sois un vieillard, seules des mèches grisâtres parsèment cette dernière. Par contre, elle s’étale abondamment autour de ma figure, descend jusqu’au creux de mon cou, et termine sa course aux abords de mes épaules voûtées. Mon nez aquilin surmonte deux lèvres fines. Juste au dessous, se discerne une fossette, ainsi que de multiples rainures. L’une d’elles est plus profonde que les autres. Il s’agit d’une cicatrice partant de ma bouche et remontant le long de ma joue droite sur une bonne dizaine de centimètres. Je reviendrai peut-être ultérieurement sur l’épisode qui en est à l’origine. Tout ce que je peux en dévoiler pour l’instant, c’est que c’était lors d’un de mes nombreux voyages à New-York ; je fréquentais alors régulièrement Wall-Street et ses buildings.

Comme je l’ai déjà dit plus haut, je n’ai pas un physique imposant. Je tiens à peine sur mes jambes. J’ai beaucoup de difficultés à me déplacer sans l’aide de ma canne plus d’une trentaine de mètres. Et même parcourir cette distance m’épuise. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je ne sors plus de mon appartement depuis longtemps. Quand j’y ai emménagé, j’étais encore plutôt alerte. Mes jambes me portaient sur cinq-cents mètres environs, avant que mon corps ne crie grâce. Mes muscles étaient assez puissants pour cela. Mais, aujourd’hui, je suis véritablement diminué. Chaque effort est une source d’intenses souffrances. Je ne le montre pas toujours à Elisandre parce que, parfois, la pitié que je devine sur ses traits m’est insupportable. Je ne lui en veux pas, bien entendu. Il est mon Serviteur et se sens obligé d’intervenir dès qu’il me voit en difficulté. Il me soulage de tout ce qui pourrait me fatiguer. Je ne l’en remercierai jamais assez, même si je ne l’avouerai jamais devant lui.

Je ne marche que très lentement. Mes pas sont hésitants ; mon équilibre est précaire. Mais, puisque je passe la majorité des heures de la journée assis à mon bureau, je ne me sens pas pour autant humilié. Ce corps défaillant n’est pas l’objet de mes préoccupations. Je m’en soucie au moment où j’en ai besoin pour aller de mon lit à la pièce où j’effectue mes recherches, où j’écris mes textes concernant l’Art et ses Mystères. Je lui prête un bref intérêt quand je dois me nourrir. Et comme je suis gourmand et gourmet, je suis attentif à le sustenter des mets les plus raffinés. J’ai les moyens de lui procurer ce genre de plaisirs. C’est le dernier que je m’autorise. Sinon, il m’indiffère totalement.

Il n’y a qu’à mes mains, et davantage encore, à mes doigts, auxquels j’accorde de l’importance. Je dirai mieux : une importance vitale. Ils sont les outils qui me permettent d’accomplir la tache à laquelle je m’astreins quotidiennement : écrire, toujours écrire, encore écrire. Ils sont le lien entre mon Esprit et la Réalité dont je suis prisonnier. Ils sont alertes, agiles, et me donnent l’occasion de m’exprimer beaucoup plus aisément, beaucoup plus lucidement que si je le faisais verbalement. Ils sont le prolongement naturel de mon Esprit en permanence encombré d’images instables issues de mon passé. Parfois, ils alignent pensées multiples et diverses auquel il est enchaîné. Parfois, ils matérialisent les fantômes de personnes qui m’ont haï ou aimé. Plus tard, ils capturent le souvenir d’un texte particulièrement audacieux que j’ai dévoré en moins de deux heures, alors que ce dernier était constitué de près de deux-cents pages. Puis, ils rappellent les figures de Frères et de Sœurs que j’ai côtoyées lors de mon séjour au Sanctuaire. Avant de permettre au son de mes pas de ressurgir le long des allées sans fin de la Bibliothèque du centre de gravité de notre Communauté. Ou d’évoquer avec émerveillement la vision d’un manuscrit aux pages parcheminées.

Lorsque je marche, c’est ma canne d’ébène qui me sert d’appui. Les doigts de ma main gauche, beaucoup plus effilés que ceux de la plupart des gens, sont soutenus par elle. Des veinules bleuâtres parsèment celles-ci. Elles dévorent ensuite la paume de ma main. Puis, elles progressent le long de mon avant-bras. Et enfin, elles se perdent au cœur des muscles internes de mon membre supérieur. D’ailleurs, quand je les mets en mouvement – pour écrire ou marcher notamment -, ces dernières palpitent fébrilement. Je les vois s’agiter dans tous les sens. Et je discerne parfois le sang qui les parcourt, qui remonte rapidement vers mon épaule.

L’anneau serti d’un orbe écarlate dont le centre est constitué de flammèches dorées et argentées, ceint le plus développé de mes doigts. Il luit souvent d’un étrange éclat argenté. Et j’aime le sentir vivre indépendamment de ma propre volonté. Les reflets qu’il répand forment des figures énigmatiques sur le dos de ma main. Et il émet une douce chaleur rayonnant partout autour de lui.

Je possède ce bijou depuis près de trente ans. Il n’a jamais quitté ce doigt depuis que mon Mentor me l’a offert. C’était pendant le Conclave qui a fait de moi un Initié ; un Adepte de l’Art. Certes, à l’époque, je ne savais pas que l’engagement que je prenais devant les Hauts Conseillers de l’Ordre allait me mener là où je suis actuellement. Je ne m’imaginais pas quelle Quête j’entreprendrai à la suite de cette intronisation. Je ne dis pas que je le regrette ; je ne suis pas amer d’avoir choisi cette voie, loin de là. Mais je n’aurai jamais pensé que les Connaissances dont je suis partiellement le détenteur me condamnerait à l’Obscurité et au Silence ; que je n’aurai plus le droit de communiquer avec des non-Initiés, et que je devrai consacrer le restant de mes jours à acquérir Savoirs permettant de le manipuler. Au départ, j’ai pris mon appartenance à la Fraternité comme un jeu. Quand Quiloth m’a offert cet anneau, et surtout, qu’il me l’a glissé au doigt, ce que j’ai ressenti est indescriptible. J’ai immédiatement eu l’impression que j’étais traversé par mille pensées que je ne maîtrisais pas. Des centaines d’images inconnues, surgies de nulle part, se sont imposées à moi. Sa luminescence a commencé à irradier ma main. Incrédule, j’ai regardé Quiloth dans les yeux. Mais aucun son n’a pu sortir de mes lèvres. « N’aie pas peur, a-t-il fait ; cet anneau est le symbole du lien qui t’unit à tes Frères et à tes Sœurs. La chaleur qui s’insinue en toi, et qui y restera jusqu’à ton dernier soupir, est là pour te rappeler qui tu es désormais. ».

Souvent, quand je parcours les pièces de mon appartement, et que son chatoiement repousse leurs ombres, je repense aux mots de Quiloth. Généralement, ils ne font qu’effleurer mon Esprit. Car celui-ci est occupé à se concentrer sur les livres ou les manuscrits entassés partout autour de moi. Malgré tout, un sourire furtif fend parfois mon visage. Moi qui n’ai pas souvent l’occasion de me réjouir, c’est un souvenir qui me parle. Puis, je poursuis mon trajet, avant de retourner à ma table de travail afin de me replonger fiévreusement dans mes recherches.

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