Agnès – Loïc Rousselot

Agnès

 

Agnès entra dans le grand salon du pavillon familial suivi d’un petit

jeune Yorkshire terrier un peu fou-fou.

 

Elle referma derrière elle la porte.

Elle avança son fauteuil roulant jusqu’au bord de la baie vitrée, abandonnant la pièce fraiche à l’obscurité.

 

Seul, près de la cheminée, le sapin de Noël décoré, allumait par sa guirlande

multicolore, les lieux, de façon alternative.

 

Le petit chien joyeux, se jeta sur ses genoux et s’y blottit.

Bien que son bras gauche était quasiment paralysé, elle pouvait toutefois, du bout de ses fins doigts caresser l’animal sous la gorge.

Ce dernier, heureux, poussa de petits gloussements de plaisir.

 

De sa main droite, plus alerte, elle manipula doucement le joystick de la machine, relevant ainsi délicatement le dossier de la chaise roulante.

Puis, avec un petit effort, elle bouscula le haut de son corps, lui permettant, ainsi

d’appuyer sa tête sur le froid vitrage.

 

Elle fixa son regard vers l’extérieur.

La météo en cette fin de mois de décembre était capricieuse.

La pluie était abondante.

Le fort vent d’Ouest faisait danser les pins et les candélabres.

Des armées entières de gouttes d’eau éclairées, valsèrent en d’immenses tourbillons diaboliques.

La lune, pleine, tendait en vain de se frayer un passage au travers des nuages au galop.

 

C’est là, qu’apparut à ses yeux le beau et magnifique visage de ce jeune homme, ruisselant,

se penchant sur elle.

 

Il lui était bien, et trop familier.

C’est sur, elle devait le connaître de longue date, ou lors d’une autre vie.

Gravé à jamais dans sa mémoire, il ne s’effacera pas.

Il restera là, jusqu’à la fin de ses jours et pour l’éternité.

Mais quelle éternité ?

 

Elle souhaiterait tellement que cette injustice s’arrête là, maintenant, ce soir ou juste demain matin.

 

De sa respiration qui s’accélère, elle embue la vitre glacée.

 

Avec son regard de chien battu, elle avait tellement exprimé son désir de mourir.

Seule, sa mère, comme une mère, avait bien compris.

 

Elle lui avait dit, un matin “Agnès, ce que tu me demandes, je devrai, en bonne mère, savoir le faire, mais c’est au-delà de toutes mes forces. Je t’ai porté pendant de longs mois. Toutes ces années je t’ai élevé et tellement aimé. Je ne peux tuer la précieuse que tu es à mes yeux.

Son père, depuis ce jour-là, s’était muré dans le silence de la souffrance et des chagrins.

 

Alors, maintenant, elle se considérait comme un bibelot que l’on peut oublier, juste là, tu vois, là, à côté de la grande bibliothèque finement éclairée par le feu du foyer.

 

Mais à la différence d’un bibelot que l’on dépoussière tous les six mois, il faut au quotidien s’occuper d’elle.

C’est une tâche qui revient, de manière générale, à la grosse Julie, l’assistante de vie.

 

C’est une brave fille, à la démarche d’un beau camionneur.

 

Le matin, elle lève Agnès de son lit, la porte avec la puissance de ses biceps jusqu’à la baignoire, la lave tel un bébé, lui colle sa couche pour la journée, l’habille et lui glisse ses jolis souliers qui ne s’usent pas.

 

Ils sont beaux, ils brillent ainsi immobiles sur les cales pieds de la chaise roulante.

C’est dingue ! des souliers qui ne s’usent pas !

 

Elle la peigne, et lui parle souvent comme à une poupée démembrée récemment retrouvée, entourée de toiles d’araignées, dans un vieux grenier.

 

Agnès lui pardonne, mais cela l’irrite souvent.

Parfois, elle a envie de hurler et de crier à cette brave Julie qu’elle n’est point demeurée.

Mais cette foutue canule qui lui permet de végéter, l’empêche de parler.

 

Alors pour s’indigner, elle se sert de ses yeux, devenus si expressifs.

“Oh ! Oh ! Ne me regarde pas ainsi ! petite Princesse !” répond alors Julie

Si tu n’es pas gentille, tu seras punie.”

 

“Punie !” ce mot tonne en elle comme le tonnerre !

Ne l’est elle pas, déjà, trop punie par un terrible destin !

“Ma pauvre Julie, si tu savais”.

 

Dehors, la pluie s’est intensifiée.

Lui vient, en cette date anniversaire, le souvenir de cette maudite journée.

 

C’était, il y a de cela cinq ans, l’année de ses dix-huit ans.

 

Ce jour de veille de Noël, elle était allé en ville faire quelques emplettes dans le grand magasin situé juste en face de la large rue, à la forte circulation, qui descend au port.

 

La météo était à tout point identique celle d’aujourd’hui.

Pluie et vent à décrocher des haubans !

 

Elle y avait trouvé de jolies surprises pour ses parents, ses frères et sa petite sœur.

 

Elle était alors, une jeune fille heureuse, pimpante, alerte, parfois un peu fofolle.

Brillante, elle était, le soleil de la vie de son entourage.

 

En sortant du magasin, elle s’était dit qu’elle pourrait prendre à droite pour aller encore flâner quelques instants vers la rue des poissonnières, histoire de lécher quelques vitrines.

 

Alors, après deux trois pas faits, elle aurait été légèrement bousculée par ce jeune homme mal équipé pour la pluie et pressé de se réfugier sous l’avancée de la boutique.

 

Gêné, il se sera alors mille fois excusé de sa maladroitesse.

Avec classe, il aura su, à temps, saisir son parapluie avant que le vent ne l’emporte.

Elle le regardera, vit et découvrit ce beau et jeune visage au regard merveilleux.

Troublée elle lui aura, alors, offert son plus beau sourire.

Seuls au monde, dans l’ignorance du brouhaha de la ville, ils se seront ouverts.

Un instant, ils auront discuté.

Un instant elle aura porté sa main à son visage ruisselant.

Elle l’aura caressé tendrement.

 

Mais au dernier moment, elle s’est ravisée.

Ce soir, c’est jour de réveillon.

Elle s’était dit qu’il était plus important d’aider sa mère aux derniers préparatifs de la fête du soir.

 

Alors elle a filé à gauche.

 

Elle a vu, sous les feux de la voiture qui roulait trop vite, ce chien fou traverser en courant la chaussée humide.

Elle a vu, le véhicule essayer d’éviter l’animal en freinant fortement et glisser.

Elle l’a vu percuter le bord du trottoir.

Puis, avec une violence inouïe, elle a foncé sur elle, l’aura fauchée et projetée comme un vulgaire mannequin désarticulé contre le mur du bâtiment.

 

Le jeune homme maladroit qui courait sur la chaussée s’est précipité.

Il l’a soutenue de son mieux.

 

Elle y revoit son beau visage angoissé, trempé par la pluie, penché sur elle.

Elle le revoit prendre son téléphone portable.

Il semblait désemparé, criant son désarroi.

Tout en lui tenant la tête, il la regarda.

Il lui sourira, alors, tremblant, par des mots qu’elle n’entendait pas, la réconforter.

Elle lui porta la main au visage.

Sa peau était douce.

Il lui prit la main, la serra fortement ainsi, jusqu’à l’arrivée des secours.

C’est à ce moment qu’elle s’est évanouie.

 

Maintenant, de son front, elle frappait machinalement et régulièrement le carreau de verre.

Elle entendit la porte du salon s’ouvrir.

Quelqu’un entrait dans la pièce.

Ce fut son père.

 

“Agnès, que fais-tu là, seule, ainsi, dans l’obscurité ?”

 

Il s’approcha et se plaça derrière le fauteuil.

“Ne fais pas ça ! ma belle ! tu te fais du mal !”

 

Elle tourna le regard vers l’homme.

Elle fut ravie.

Cela faisait bien longtemps qu’il ne lui avait adressé la parole.

Ces mots, cette voix grave et suave la réconfortèrent.

 

Il la saisit et la redressa sur le dossier.

Doucement, tendrement et longuement il lui massa les épaules.

Elle apprécia.

 

“Triste date, mon enfant” lui fit-il.

“Je te comprends tellement, alors pardonne-moi, je t’aime.”

 

Ses pouces massèrent maintenant l’arrière de la nuque, puis de ses fortes mains calleuses il se mit à serrer, d’abord délicatement puis fortement le cou.

“C’est bien, Ah ! enfin” se dit elle.

 

Le petit Yorkshire se dressa, adopta une position assise.

Il pencha légèrement sa tête vers la gauche, dressa les oreilles.

Sagement il regarda de ses grands yeux noirs Agnès s’en aller.

 

 

Loïc ROUSSELOT

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