Adieu Sally – Val Reval

 

– « Vaaaaaaaaaaaalll !! », cria une voix inimitable aux accents rauques et doux entrecoupés d’aigus inattendus, désaccordés ou mourants, comme si elle allait tout-à-coup défaillir à bout de souffle.

Personne d’autre au monde ne possédait cette voix.

Personne d’autre au monde ne prononçait mon nom de cette façon-là.

Je me retournai et vis Sally courir vers moi, souriante, radieuse.

– « Tu te rends compte ! Depuis le temps !! Tu te rends compte ! » Répétait-elle en m’embrassant.

– « Oui, c’est vrai… » Répondis-je, ne sachant qu’ajouter.

– « Tu n’as vraiment pas changé » reprit-elle en me dévisageant attentivement.

Je ne savais si elle parlait de mon éternelle allure ou d’autre chose. Je me sentais mise à nue sous son regard scrutateur, et me détournais en désignant les personnes qui m’accompagnaient :

– « J, D, et voici ma fille Alex »

J et D étaient très occupées à planifier le parcours avec le chauffeur de taxi. Alex quant à elle du haut de ses sept ans jeta un coup d’œil désintéressé vers l’inconnue.

– « Ah ! » Fit Sally avec surprise en la regardant, et je devinai dans ce « ah » étonné que cela venait de remettre en question tout ce qu’elle croyait savoir à mon sujet.

Sally, seulement trois ou quatre ans de plus que moi et qui avait été avant tout la camarade de classe de ma sœur aînée.

Sally dont la voix si spéciale suffisait à me faire voyager dans des rêveries imaginaires ô combien irréalistes pendant toute mon adolescence.

Nombre de fois quand elle venait à la maison, avais-je tendu l’oreille ou écouté aux portes non pas dans le but de surprendre la conversation mais seulement d’entendre sa voix, cette voix aux sonorités étranges qui m’a si longtemps hantée.

Sally qui a occupé pendant des années tout l’espace de mes pensées.

Aujourd’hui encore, il me suffit simplement de fermer les yeux un moment et d’imaginer Sally pour entendre distinctement sa voix dans ma tête.

Sally qui ne l’a sans doute jamais su. Sally qui ne le saura jamais.

Et qu’elle était belle toujours malgré toutes ces années, presque vingt ans quand on y pense, sans se voir.

Le teint halé par le soleil, les yeux brillants, les lèvres toujours prêtes à s’entrouvrir sur un sourire illuminant tout le visage. A force de cette habitude élastique, des petites ridules avaient creusé un pli de chaque côté de la bouche.

Elle avait depuis toujours la compréhension généreuse des êtres intelligents qui savent reconnaître l’essentiel du futile, l’important du superflu. Elle marchait d’une allure légèrement penchée, avenante, habituée à tendre l’oreille et la main à autrui.

Mais là maintenant face à moi, redressée de toute sa taille, elle avait plongé son regard rieur dans le mien et le temps s’était soudain suspendu.

Sally, Sally, Sally,

Que de temps passé

Perdu peut-être

Irrattrapable sans doute…

Nous nous regardions sans rien dire, nous tenant les mains sans nous en rendre compte, simplement heureuses, attentives l’une à l’autre, dans l’attente de quelque chose qui ne venait pas, un aveu secret qui ne se décidait pas à trouver les mots.

Un long silence d’une plénitude intense, une complète alchimie muette et comblée par elle-même, qui laissait planer une espérance réciproque forte consciente et non dite exacerbée par notre proximité.

 

Entre mes mains tremblantes

Je sens renaître ton corps loqueteux d’oiseau presque mort

Léger comme une feuille

Qui glisse et bascule

Tandis que palpite ton cœur fatigué

S’excusant d’un signe de blessures oubliées

Tout ce passé creux

A masquer dans le sommeil un oubli impossible

Et voici que tes sens

Exacerbés

Cherchent encore une flamme tardive

Dans mes yeux qui se dérobent

Trop tard pour vivre maintenant

Reste la fièvre d’imaginer ce qui fut enfoui

Et ne sera jamais que rêve.

 

Soudain, surgissant de nulle part, un petit homme bedonnant s’approcha à grands pas, à bout de souffle, brisant brutalement la magie de l’instant.

– « Tu connais peut-être mon mari » articula-t-elle d’un filet de voix douceâtre, gêné.

– « Heu je ne crois pas… » balbutiai-je, tendant la main.

– « Mais oui, mais oui, on s’est déjà vus ! » rétorqua celui-ci, m’embrassant sur les deux joues.

Je me souvins subitement il y a deux ou trois ans, alors qu’en voiture je remontais la route menant à l’école d’Alex, une voiture avait brusquement freiné net dans l’autre sens en pleine descente.

La vitre s’était baissée et aux côtés du chauffeur auquel je n’avais pas prêté attention, Sally que j’entrevoyais pour la première fois depuis presqu’un quart de siècle, m’avait saluée de grands signes ponctués d’exclamations, puis sous les klaxons agacés des autres véhicules, chacune dans sa direction, nous avions dû repartir.

Une grande adolescente de quinze ou seize ans nous rejoignit, sans aucun doute la fille de Sally, et empoigna le sac à dos de sa mère sans un mot, l’air exaspéré.

Je la regardai faire, amusée.

– « Nous devons vite prendre la dernière navette » s’excusa tout-à-coup Sally de sa voix mourante, et avec un tremolo d’outre-tombe, ajouta : « ma belle-maman nous attend. »

– « Bien sûr, bien sûr, alors…bonne fin de journée !» bredouillai-je, et la regardai s’éloigner d’un pas précipité.

Une demi-heure plus tard, en arrivant à mon tour vers la station des navettes de l’après-midi, je la vis à nouveau, assise sur un banc, belle et majestueuse, entourée de sa famille, de gros sacs à ses pieds.

Elle baissait la tête, l’air absent. Je détournai le regard pour ne pas croiser le sien.

Adieu Sally.

 

©11/11/2017  “Adieu Sally” – Val Reval

 

 

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Ecrire est pour moi une urgence qui se manifeste à toute heure.

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Invité
12 novembre 2017 8 h 48 min

Quelle intensité dans ce récit d’un moment important
où tout revient à la surface, les souvenirs, les sons, les joies,
qui font place à l’instant présent si différent et à d’autres émotions
Merci pour ce partage Val
Bises

Chantal